Par Henri Seckel Publié le 6 juillet 2021
Plusieurs psychiatres expliquent au « Monde » le déroulé d’une expertise et la distinction qui est faite entre abolition et altération du discernement.
« On ne juge pas les fous » : cette formule simpliste qu’exècrent les psychiatres a refleuri après la décision de la Cour de cassation, le 14 avril, de confirmer que Kobili Traoré, meurtrier de Sarah Halimi, était irresponsable pénalement. Au motif qu’il était, au moment de son crime, pris d’une bouffée délirante aiguë ayant aboli son discernement.
En 2019, l’irresponsabilité pénale en raison de troubles psychiques ou neuropsychiques, évoquée dans l’article 122-1 du code pénal, a été la cause retenue pour justifier 58 non-lieux (80 en 2018, 68 en 2017, 72 en 2016), selon les chiffres du ministère de la justice. Cela représente moins de 0,2 % des dossiers d’instruction clos en 2019 (qui concernaient 33 118 personnes). Le phénomène est donc aussi marginal que le débat passionné qu’il suscite est central.
Si on ne juge pas les fous, comment détermine-t-on qu’un homme était fou au moment de commettre un crime ? Pour juger de l’état de discernement d’un mis en cause, le juge s’appuie sur l’expertise du psychiatre, rouage de plus en plus sollicité de la chaîne judiciaire, dont il peut suivre l’avis, ou non.
Trois questions
Le psychiatre commence par s’entretenir avec le mis en cause. L’expertise peut être terminée en trois quarts d’heure dans les cas les plus simples, ou nécessiter plusieurs rendez-vous et plusieurs dizaines d’heures de travail pour les plus complexes. Trois questions balisent la démarche expertale : « Au moment où je vois le sujet, est-il malade ? Au moment des faits, cette maladie existait-elle déjà ? Y a-t-il un lien direct et exclusif entre la maladie et l’acte ? », énumère Laurent Layet, président de la Compagnie nationale des experts psychiatres près les cours d’appel (Cnepca).
Si la réponse à cette dernière question est oui, l’expert orientera le juge vers l’abolition du discernement du mis en cause, afin qu’il ne soit pas jugé. « L’abolition, c’est lorsque rien d’autre que la maladie mentale ne vient expliquer le passage à l’acte, explique Daniel Zagury, trente-quatre ans d’expertise psychiatrique. L’altération du discernement, c’est quand un certain nombre de facteurs psychologiques ont pesé sur la commission de l’acte, sans qu’on puisse dire qu’ils en sont exclusivement responsables. » Dans ce dernier cas, le mis en cause sera jugé, mais la peine encourue sera réduite, et un régime de soins adaptés pourra être appliqué.
Pour commencer, l’expert évalue l’état du sujet au moment de l’entretien. « En une heure, un bon psychiatre voit beaucoup de choses, assure l’expert Roland Coutanceau, même si certains ne nous disent pas tout. » Il s’agit de guetter les signes dans le discours et le comportement, de déceler les symptômes d’une pathologie mentale : « Le patient a-t-il des hallucinations, des voix dans la tête, une pensée désorganisée, une incohérence dans le propos ?, liste Laurent Layet. On consulte le dossier pénal – ses auditions, l’enquête de personnalité –, voire le dossier médical pour trouver d’éventuels antécédents psychiatriques. »
« Mais il n’y a pas d’impunité psychiatrique, pas de ligne directe schizophrénie = abolition, précise le docteur Manuel Orsat, secrétaire de la Cnepca. Avoir une pathologie psychiatrique diagnostiquée ne permet pas de déterminer si le discernement était touché au moment du passage à l’acte. » On peut être schizophrène et tuer quelqu’un en dehors d’un épisode délirant.
« La simulation est rare »
Alors comment déterminer l’état mental d’un individu à la minute d’un crime survenu trois, six, douze mois plus tôt ? « En évaluant la qualité de son récit, en s’appuyant sur celui de témoins, ou de ses proches l’ayant vu autour des faits », répond M. Layet. En recensant d’éventuelles incohérences autour du crime : son caractère « gratuit » par exemple, ou l’absence de dissimulation – « quelqu’un qui met 25 coups de couteau, puis s’assoit à côté de la victime et attend », cite le président du Cnepca.
« Paradoxalement, on reconstruit mieux les faits avec un peu de recul, au bout de quelques mois, explique Daniel Zagury. Si vous interrogez le sujet juste après, vous aurez une bonne photographie, mais il n’y a pas encore eu d’enquête, vous n’avez pas de dossier, le type peut vous raconter n’importe quoi. »
C’est une autre interrogation récurrente : peut-on duper un expert pour échapper à la justice ? « Fantasme », balaie Daniel Zagury. « La simulation d’une pathologie mentale est rare, et rarement réussie face à un expert aguerri, estime le psychiatre Paul Bensussan. En revanche, la sursimulation, c’est-à-dire la majoration d’une pathologie réelle à des fins utilitaires, est possible. On ne simule bien que ce qu’on a. » C’est le psychotique qui va en rajouter sur les voix qu’il entend réellement par moments.
Plusieurs psychiatres peuvent être nommés pour expertiser un même sujet, surtout dans les dossiers sensibles – ils étaient sept dans l’affaire Sarah Halimi. Tous s’accordent quasi systématiquement sur le diagnostic de la pathologie du sujet mais, dans certains cas, rares et notables, ils peuvent diverger sur l’abolition ou l’altération du discernement. « Dans 98 % des cas, les experts vont dans le même sens, estime M. Coutanceau. Restent 2 % qui font polémique, où chaque expert pense qu’il a raison et que l’autre est un crétin. »
« Psychologisation du droit »
« La dimension abolition/altération représente sans conteste la partie la plus arbitraire de l’expertise psychiatrique, convient Paul Bensussan. Cela peut dépendre des a priori idéologiques de l’expert, des pressions politiques, des attentes de la société. En fonction de tout ça, on risque d’être déclaré irresponsable, ou pas. Il faut admettre qu’il y a une part de subjectivité. »
« C’est compréhensible qu’il puisse y avoir des appréciations différentes », explique Daniel Zagury, qui juge cependant certaines querelles d’experts « inacceptables » : « Celles polluées par l’incompétence, l’idéologie, le parti pris. Les affaires d’Etat où, tout à coup, il y a de la buée sur les lunettes et on ne voit pas ce qui saute aux yeux. » L’affaire Moitoiret, typiquement.
En 2011, trois ans après avoir tué Valentin, 11 ans, de 44 coups de couteau, Stéphane Moitoiret était jugé aux assises. Quatre premiers experts sur six avaient pourtant plaidé l’irresponsabilité pénale. Mais Rachida Dati, ministre de la justice au moment du crime, avait promis un procès à la famille, et la pression sociale était forte. Quatre nouveaux experts avaient été nommés et avaient fait pencher la balance en faveur de la tenue d’un procès. « Certains experts avaient invoqué une “vertu thérapeutique” de l’audience, se rappelle Paul Bensussan. Ils disaient : “Il faut un procès pour la famille de Valentin, parce que ça va l’aider à se reconstruire, et pour l’auteur des faits, parce que ça contribuera à le ramener dans la communauté humaine.” »
« La vérité, poursuit le docteur Bensussan, c’est que, si vous décidez de conclure à l’altération, vous trouverez toujours un petit chouïa de discernement. Même un malade mental peut avoir des gestes cohérents, comme effacer des traces de sang après un crime commis alors que son discernement était aboli. » L’expert déplore une forme de « psychologisation du droit » ou de « pénalisation de la folie », qui envoie en prison des criminels dont la place est en psychiatrie.
De fait, « il y a aujourd’hui beaucoup moins d’abolitions du discernement que dans les années 1980, se souvient Roland Coutanceau. A l’époque, quand quelqu’un avait fait un épisode psychiatrique, on lui accordait assez facilement le bénéfice de sa maladie mentale ». Entre-temps, la loi a changé – l’article 122-1 du code pénal a remplacé, en 1994, l’article 64, qui datait de 1810, en introduisant la notion d’altération, qui permet de juger certains fous. La pratique a changé aussi, selon Roland Coutanceau :« L’expertise psychiatrique est devenue plus précise, et l’exigence pour retenir l’abolition plus forte. »
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