par Erwan Cario. publié le 18 juillet 2021
Du jeu vidéo, on connaît les univers dans lesquels voyagent les personnages. Ils ont été visités, parcourus, et ils ont même fait l’objet de recherches très sérieuses. Mais les univers dans lesquels évoluent les joueuses et les joueurs, on les connaît moins. Dans un ouvrage collectif et interdisciplinaire – sociologie, géographie, linguistique, philosophie, etc. – intitulé la Fin du Game ?, neuf chercheuses et chercheurs se sont approchés au plus près des pratiques du jeu vidéo en France pour essayer de comprendre comment et pourquoi on joue. Nous avons discuté avec trois d’entre eux, Hovig Ter Minassian, enseignant-chercheur en géographie à l’université de Tours, Manuel Boutet, sociologue et maître de conférences à l’Université Côte d’Azur et Samuel Coavoux, sociologue et chercheur associé au Cerlis à l’Université Paris V.
Vous expliquez avoir voulu penser les pratiques de jeux vidéo en termes d’inscription dans les «modes d’habiter». C’est-à-dire ?
Hovig Ter Minassian : Nous avons voulu dépasser deux paradigmes. Le premier, c’est de considérer que ce qui se passe dans le monde réel et ce qui se passe dans le monde virtuel sont deux choses très différentes. Le second, c’est de penser que la pratique du jeu vidéo est forcément très immersive et très intensive. Nous avons constaté dans notre étude que ce qui se passe dans le jeu n’est pas déconnecté de la manière dont les gens pratiquent le jeu vidéo dans leur espace quotidien. De plus, ils sont loin de jouer exclusivement chez eux dans le salon, mais à des moments très différents de la journée et selon des rythmes très différents. Et la manière dont ils pratiquent le jeu vidéo nous permet de comprendre la manière dont ils vivent leur quotidien et leur routine. C’est pour ça qu’on a employé ce vocabulaire de «mode d’habiter», qui vient de la géographie sociale et sert à désigner la manière dont les gens pratiquent différemment les espaces qui constituent leur quotidien.
Manuel Boutet : Nous avons voulu faire découvrir des formes de pratique qui passent un peu inaperçues quand on est du point de vue du gamer. De son point de vue, le petit jeu qu’il fait sur son téléphone pour passer le temps, ce n’est pas important. Mais en réalité, il y a quelque chose qui se passe à ce niveau-là. Le jeu rentre dans le quotidien, aussi, par ces petits moments. C’est très partagé, et très peu décrit.
Et, de fait, plus une personne joue, plus elle tend à jouer dans les différents lieux et les différents moments de son quotidien…
Samuel Coavoux : La cumulativité des pratiques culturelles est quelque chose de très commun. Ce sont les mêmes personnes qui vont avoir un éventail de pratiques extrêmement larges. Ce sont ceux qui vont à l’opéra qu’on va retrouver le plus facilement dans les concerts de hip-hop. Plus on consomme de la culture, plus on consomme de la culture. Et c’est aussi vrai pour les adolescents. On a l’image de ces ados qui jouent aux jeux plutôt que de lire des livres, mais ce qu’on constate, c’est que ceux qui jouent le plus ne sont pas forcément ceux qui lisent le moins.
Comment le jeu vidéo influe-t-il sur l’espace ?
MB : L’espace à l’extérieur de l’écran est important pour les joueurs. Il y a beaucoup de jeux qui sont là d’abord pour répondre à la question : comment passer beaucoup de temps sur mon canapé ? Il y a aussi cette question du jeu mobile qui est un grand moyen pour requalifier les espaces. Quand on est parisien, on va jouer dans sa salle de bains, dans ses toilettes, sur son balcon, et tout d’un coup, ces espaces sont requalifiés en espaces de loisirs. Ce qui ressort d’ailleurs de l’enquête, c’est que les gens jouent beaucoup plus sur téléphone au sein du foyer que dans les transports.
HTM : Les gens prennent du plaisir à jouer aux jeux vidéo aussi parce qu’ils ont un écosystème matériel qui le rend possible. Ils laissent de la place dans leur espace pour rendre possible la réalisation des pratiques culturelles.
Le jeu devient presque utilitariste quand il permet de rythmer le quotidien…
SC : On a tendance à voir les objets culturels de manière générale sous l’angle du goût et du plaisir. On écoute la musique qu’on aime, on regarde les films qu’on aime, etc. Pourtant, la culture sert à bien d’autres choses que se faire plaisir ou avoir des appréciations esthétiques. Elle est aussi utilisée pour rythmer le quotidien, pour trouver des réponses aux angoisses… De la même manière, le jeu vidéo sert à s’ancrer dans des routines quotidiennes. Faire la coupure entre le moment du travail et celui du domestique, à se fixer dans un monde particulier…
MB : Le jeu vidéo peut servir à se discipliner, par exemple, comme il peut servir à se détendre à d’autres moments. Ce n’est pas si inattendu que ça. Quand on fait ses pauses au travail sur son téléphone, c’est aussi parce que ça prend moins de temps que d’aller prendre un café, où on risque de discuter avec les collègues. Le jeu vidéo, par tous les formats qu’il propose, c’est un opérateur génial pour structurer, construire, le temps quotidien.
Pour comprendre les pratiques, vous avez filmé des sessions de jeux…
MB : c’est une méthode qui consiste à mettre des caméras chez les gens, pour voir l’écran et pour voir les personnes en train de jouer. Ce sont elles qui déclenchaient l’enregistrement quand elles le souhaitaient. On a récupéré des scènes de jeu quotidien dans le cadre domestique avec une dimension très intimiste. Pendant le visionnage des vidéos, ce qui est amusant, c’est que la première réaction qu’on a eue au sein du groupe de recherche, c’était de trouver ça très ennuyeux. Avec des joueurs qui faisaient un peu n’importe quoi, où il ne se passait pas grand-chose. Parce que l’intensité dans son canapé, elle n’est pas au maximum. On s’est vraiment demandé par quel bout les prendre et on a finalement construit une méthode qui nous a permis de mettre en évidence des choses très intéressantes.
Qu’avez-vous tiré de ces scènes vidéoludiques ordinaires ?
HTM : Ce qui est fascinant avec ces vidéos, c’est à quel point on peut passer du temps à ne pas faire grand-chose, vu de l’extérieur. Ce qui nous intéressait, ce n’était pas forcément les moments mémorables, mais tout ce reste, plus calme, qui a une épaisseur temporelle très forte. Ça nous dit d’abord que le jeu vidéo ne se résume pas à la performance, ou à cette capacité immersive. Ça nous dit ensuite qu’on peut prendre du plaisir à jouer même si ces jeux ne sont pas spectaculaires. L’important, c’est parfois d’être assis dans le canapé à côté de quelqu’un qu’on apprécie. Et enfin, contrairement à certaines images qu’on voit parfois, le jeu vidéo n’est pas une pratique aussi statique qu’on le pense. En réalité, on passe son temps à gesticuler.
Ce n’est pas non plus une pratique vraiment solitaire…
HTM : Dans notre enquête, basée sur échantillon national représentatif de la population française, la part des personnes qui jouent toutes seules est assez réduite, et elle n’est pas forcément là où on l’attendait. La part des adolescents qui jouent exclusivement tous seuls est très faible.
SC : Les adolescents sont à la fois ceux qui jouent le plus souvent seuls, mais aussi le moins souvent exclusivement seuls. Les personnes de plus de 65 ans, elles, vont avoir une pratique exclusivement solitaire. Les jeunes générations ont des sociabilités beaucoup plus importantes autour du jeu. Et même quand on joue seul, on n’est jamais vraiment seul car le jeu n’existe pas uniquement dans le moment où se passe l’expérience elle-même. Il existe aussi dans les moments qui entourent cette expérience. Ce sont les moments où on va en discuter, en parler avec sa famille et ses amis. C’est très important quand on veut saisir l’expérience du jeu vidéo des adolescents, où on a tendance à penser que c’est une forme d’enfermement sur soi. La plupart du temps, c’est exactement le contraire. Ce qui serait isolant, ce serait au contraire de ne pas jouer.
Pour vous, la pratique du jeu vidéo relève du bricolage…
HTM : Ces pratiques du jeu vidéo qu’on a observées, qui sont plutôt les pratiques ordinaires, assez éloignées des jeux très compétitifs ou des formes de jeu très intensives, au fond, répondent à des logiques d’appropriation. Chacun fait à sa sauce. Et dans la sauce, il y a des dispositifs techniques, des espaces-temps, des sociabilités, des plaisirs et des attentes que chacun peut avoir avec le jeu vidéo. Au final, ça donne une diversité et une variété des manières d’habiter le jeu vidéo et d’habiter son quotidien avec le jeu vidéo qui ne s’enferment pas dans de simples cases.
MB : C’est aussi du bricolage parce que les éléments sont déjà donnés, on utilise des jeux qui sont fournis par l’industrie. Mais en prenant certains aspects de ces jeux, combinés à des éléments du quotidien, du mobilier ou des amitiés, il y a quelque chose qui est façonné, une culture vraiment originale, qui mérite d’être explorée, décrite, comprise.
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