Les relations sociales sont régies par des règles bien précises, soutient l’anthropologue britannique Robin Dunbar dans New Scientist. Distance, sexe, âge et même habitudes en matière de sommeil déterminent la nature et la robustesse de nos amitiés.
Il fut un temps où les utilisateurs de Facebook avaient bien plus d’amis. Il faut dire que c’est toute la stratégie commerciale du réseau social que d’inciter ses membres à s’en faire le plus possible. Mais vers 2007, les internautes ont commencé à se demander qui étaient tous ces gens avec qui ils avaient noué des liens virtuels.
Une voix s’était élevée (la mienne [sur Robin Dunbar, lire l’encadré ci-dessous]) pour rappeler que nous ne sommes capables d’entretenir des relations sociales qu’avec environ 150 personnes. Une grande vague de purges d’“amis” s’est ensuivie, et le “nombre de Dunbar” est devenu connu de par le monde. Merci Facebook !
Si je dois cette petite notoriété aux technologies modernes, le nombre de Dunbar est en réalité un principe ancré dans la biologie de l’évolution. L’homme a beau être un animal social, la sociabilité est un jeu de jonglage difficile, et comme chez d’autres primates, la taille de notre cerveau conditionne celle de notre réseau social.
Ainsi que l’ont révélé des recherches que j’ai menées il y a une vingtaine d’années, nous ne pouvons donc pas entretenir de rapports dignes de ce nom avec plus de 150 personnes. Et cela ne dépend pas du caractère, sociable ou non, de chacun : nous sommes en cela tous assez semblables. Cela n’exclut pas pour autant quelques fascinantes variations individuelles, que des travaux plus récents sur l’amitié ont mises au jour.
Notre “empreinte sociale”
Mes confrères et moi avons ainsi fait d’édifiantes découvertes : sur le temps que passe chacun à cultiver ses relations sur les réseaux sociaux, sur la façon dont se forment et se dissolvent les amitiés, et sur ce que chacun d’entre nous attend de ses amis. Notre grande surprise aura été d’identifier l’existence, chez chaque individu, d’une “empreinte sociale” aussi unique que l’empreinte digitale, d’une façon propre à chacun de répartir ses efforts de sociabilité, et qui évolue étonnamment peu quelle que soit la composition du cercle d’amis.
En revanche, cette empreinte sociale en dit long sur la personnalité, et conditionne sans doute, pour une part, la façon dont nous avons fait face à la diminution des rapports sociaux durant la pandémie de Covid-19.
Les membres de la famille, des amis par défaut
Dans une sphère sociale d’environ 150 personnes, il existe en réalité plusieurs cercles concentriques qui contiennent un nombre d’individus bien précis, en fonction de la fréquence des contacts, du degré d’intimité et de la disposition à l’entraide. Il faut d’abord distinguer dans notre sphère sociale deux catégories assez différentes, à savoir les amis et la famille.
La préférence est généralement donnée à cette dernière : les membres de la famille ont leur place d’office dans ce réseau social limité à environ 150 individus, que nous complétons ensuite seulement par des amitiés sans lien de parenté. Cela explique que les personnes issues de familles nombreuses aient généralement moins d’amis que les autres.
La sociabilité occupe 20 % de notre temps
Il y a quelques années, j’ai voulu comparer, dans différentes cultures et différents milieux, le temps que nous consacrons aux interactions avec nos amis et nos proches. J’ai réuni une demi-douzaine d’études dans lesquelles des scientifiques avaient consigné le temps consacré, chaque jour, à différentes activités, parmi lesquelles le sommeil, la cuisine, la détente et l’interaction sociale. J’avais là un éventail de sociétés assez divers : Massaïs pratiquant le pastoralisme en Afrique de l’Est, agriculteurs au Népal, horticulteurs de Nouvelle-Guinée, tribus d’agriculteurs d’Afrique subsaharienne, chasseurs-cueilleurs ! kungs d’Afrique australe et femmes au foyer britanniques.
Mon analyse a montré que, en moyenne, les interactions sociales représentaient approximativement 20 % du temps d’un individu : environ trois heures et demie sont consacrées chaque jour à discuter, manger, passer du temps avec autrui, dans un contexte social.
Cela peut paraître beaucoup, mais si l’on répartit équitablement ces trois heures et demie entre nos 150 amis et parents, cela ne fait qu’une minute quarante-cinq secondes par personne et par jour. Évidemment, ce n’est pas comme ça que les choses se passent. Environ 40 % de ce temps de sociabilité est consacré aux cinq personnes de notre cercle le plus proche et 20 % aux 10 membres du cercle suivant : dans ces catégories, chaque individu reçoit ainsi dix-sept minutes et trente secondes et quatre minutes et trente secondes d’attention, respectivement. Les 135 autres personnes appartenant aux deux cercles les plus lointains de notre sphère sociale se voient consacrer trente-sept secondes par jour chacune.
Bien souvent, ces interactions n’ont pas lieu en face en face. Si les êtres humains ont longtemps habité le même village que leurs amis et leur famille, de nos jours, notre sphère sociale est bien plus dispersée géographiquement. Dans l’analyse des réseaux sociaux au sens sociologique, il existe un principe très fort, celui de la “règle des trente minutes” : c’est le temps que vous êtes prêt à mettre pour rejoindre quelqu’un. Peu importe que ce trajet se fasse à pied, à vélo ou en voiture, ce qui compte c’est la portée psychologique de cette durée. Malgré tout, nous avons tendance à davantage téléphoner ou envoyer des messages aux amis vivant à proximité. Plus l’on vit loin d’un ami, plus la fréquence des échanges téléphoniques diminue, avec une chute marquée autour des 160 kilomètres de distance.
Les leçons de l’épouillage
C’est qu’il semble que nous sachions, inconsciemment, que le manque de contacts contribue à distendre les relations. À partir de factures détaillées de téléphonie mobile, Kunal Bhattacharya et Asim Ghosh, de l’université Aalto (Finlande), ont établi un lien entre le temps écoulé depuis le dernier appel et la durée de l’appel suivant, dans le cas des amitiés proches. L’homme n’est d’ailleurs pas le seul animal à faire ce genre de calcul inconscient : j’ai constaté un phénomène semblable chez les géladas, ou singes-lions, que j’ai étudiés en Éthiopie.
Les mères de très jeunes singes, contraintes de consacrer plus de temps à l’allaitement, se trouvent moins disponibles pour épouiller les plus proches de leurs congénères, leurs meilleures amies en somme. Elles s’en remettent alors entièrement aux autres pour entretenir l’amitié. Mais dès que le bébé est sevré, les jeunes mamans remboursent leur dette, et passent beaucoup plus de temps à épouiller leurs amies qu’à se faire épouiller par elles.
Un lien fragile
Des comportements qui peuvent s’expliquer par la fragilité de l’amitié. Contrairement aux liens familiaux, les liens d’amitié nécessitent que chacun consacre à l’autre suffisamment de temps et d’attention pour entretenir la relation. Dès que l’on se voit moins, volontairement ou par la force des choses, la relation se distend. Bob Kraut, chercheur à l’université Carnegie Mellon (Pennsylvanie), a calculé qu’en trois ans seulement, des liens profonds d’amitié pouvaient s’effilocher au point de n’être plus que des liens de connaissance.
Certaines amitiés, il est vrai, se révèlent à l’épreuve du temps et de la distance : il est rare qu’une personne ait plus de trois ou quatre amis de ce genre, et il s’agit souvent de personnes dont nous avons été très proches au début de notre vie adulte. Cependant, avant la généralisation d’Internet, des réseaux sociaux et des téléphones portables, bien des amitiés s’éteignaient naturellement dès lors que l’un des amis déménageait.
La technologie a-t-elle vraiment changé les choses ? Pour le savoir, Sam Roberts, de l’université de Chester (Royaume-Uni), et moi-même avons étudié l’effet d’un déménagement sur la sphère sociale d’un groupe de 30 étudiants, composé d’autant de femmes que d’hommes. Nous les avons sélectionnés lors de leur dernière année de lycée, pour les suivre tout au long des dix-huit mois suivants, jusqu’à la fin de leur première année à l’université.
En échange d’un abonnement de portable offert par nos soins, ils nous autorisaient à télécharger chaque mois leur facture de téléphone pour y détailler à qui ils avaient passé des appels et envoyé des textos. Ils devaient également remplir un questionnaire, au début de l’étude, à mi-parcours et à la fin, pour nous présenter tous les membres de leur réseau, définir leur sentiment de proximité avec chacun, préciser la date et les modalités de leur dernier contact, et ce qu’ils avaient fait ensemble s’ils s’étaient vus en personne.
Analyse de données
Nous avons ainsi collecté une quantité énorme d’informations – trois étudiants en particulier nous ont impressionnés, avec une moyenne quotidienne de 100 textos tout au long de l’étude. Par chance, je travaillais aussi à l’époque sur un projet sur les réseaux en ligne avec des physiciens, et j’avais pu en convaincre deux de nous aider dans cette très dense analyse de données. Les conclusions nous ont laissés pantois.
Les cercles concentriques de la sphère sociale apparaissaient de façon très nette. Mais ce qui nous a surpris, c’est la subtilité avec laquelle nos étudiants répartissaient leurs efforts de sociabilité. Chacun présentait, dans la fréquence des appels, un comportement bien distinct. L’un pouvait appeler son meilleur ami 30 fois par mois et son deuxième meilleur ami 10 fois, quand un autre passait autant d’appels (20, mettons) à ses deux meilleurs amis.
Des schémas stables
Mais là n’était pas le plus étonnant. Alors que la sphère sociale a connu en moyenne un renouvellement de 40 % sur la période d’étude de dix-huit mois (taux assez normal chez de jeunes adultes), les habitudes de contact restaient presque inchangées malgré le changement d’amis.
Ainsi, quand nous remplaçons un individu par un autre dans notre sphère sociale, il semble que nous attribuions au nouvel ami exactement la même place que celle qu’occupait l’ancien, en tout cas en matière de fréquence des contacts. Ce fut la grande révélation de ces travaux : il existe une empreinte sociale propre à chaque individu.
Des différences entre femmes et hommes
La fréquence avec laquelle vous contactez chacun de vos amis est sans doute fonction de vos traits de personnalité – selon que vous êtes plus ou moins extraverti, plus ou moins névrosé, plus ou moins consciencieux, en particulier. Mais les analyses que nous avons menées ont aussi montré que l’empreinte sociale diffère selon les sexes. Au fil de l’étude, certaines amitiés se sont révélées plus solides que d’autres, sans que nous comprenions pourquoi. Il y avait visiblement une différence entre hommes et femmes.
Pour les jeunes femmes, dans leur ensemble, l’activité la plus propice à la préservation d’une amitié pré-universitaire semblait être la discussion, en personne ou par téléphone. Pour les jeunes hommes en revanche, parler n’avait aucun effet sur les chances de survie d’une amitié. Faire plus de choses ensemble, plus souvent qu’avant, là était la clé : aller boire un verre, faire du sport, pratiquer l’escalade, etc. Des pratiques qui avaient aussi des effets positifs sur les amitiés féminines, mais dans une très moindre mesure.
Il y a sans doute là des conclusions à tirer sur les sorts divers subis par nos amitiés durant cette pandémie, marquée par une forte limitation des interactions en personne. Cela vient aussi éclairer la différence de temps passé au téléphone entre filles et garçons. Au-delà des variations individuelles, parfois grandes, un appel passé par une femme de notre groupe d’étude durait en moyenne cent cinquante secondes le matin, pour monter à cinq cents secondes en fin de journée. Chez les hommes en revanche, la moyenne restait à cent secondes tout au long de la journée.
D’autres travaux, menés par Talayeh Aledavood à l’université Aalto, ont montré l’influence d’un autre trait de personnalité sur l’empreinte sociale. Dans nos données apparaissaient ainsi de nettes différences dans les habitudes d’appels et de textos de nos étudiants : certains étaient plus actifs sur leur téléphone en journée, quand d’autres ne l’utilisaient quasiment que le soir.
Amis du matin ou du soir
Par ailleurs, ceux qui étaient matinaux au début de notre étude l’étaient toujours à la fin, de même que les oiseaux de nuit le sont restés tout du long, et ce malgré l’évolution de leur cercle d’amis. La conclusion n’est peut-être pas si surprenante, mais le fait est que, selon que vous êtes du matin ou du soir, votre réseau social n’est pas le même.
C’est ce qu’a découvert Talayeh Aledavood en analysant avec son équipe un ensemble de données similaires aux nôtres, mais provenant de 1 000 étudiants danois. Cette cohorte nettement plus importante leur a permis de tirer des conclusions plus fines de la comparaison entre lève-tôt et couche-tard. Environ 20 % des étudiants étaient de vrais lève-tôt, autant étaient de vrais couche-tard, les 60 % restants n’étant ni l’un ni l’autre. Les lève-tôt n’avaient pas nécessairement davantage d’amis lève-tôt, mais les oiseaux de nuit, eux, préféraient leurs semblables – ce qui va dans le sens d’autres travaux, qui laissent penser qu’en amitié, bien souvent, qui se ressemble s’assemble. Les noctambules se distinguaient également par un cercle social généralement plus étendu que les matinaux, si l’on en croit en tout cas le nombre de personnes appelées fréquemment (35 pour les premiers, 28 pour les seconds).
L’important, c’est d’en avoir
Mais ils passaient aussi moins de temps au téléphone avec chacun de ces amis (quatre-vingt-quatorze secondes, contre cent douze en moyenne pour les lève-tôt), si bien que leur sphère sociale était moins resserrée, moins solide. De fait, les restrictions imposées à notre vie sociale par le Covid-19 sont sans doute plus éprouvantes pour certaines amitiés que pour d’autres.
Je ne pensais pas pouvoir en apprendre autant à partir de factures de téléphonie mobile d’étudiants. J’ai découvert avec stupéfaction l’existence d’une empreinte sociale propre à chaque individu, j’ai remarqué avec étonnement l’influence du tempérament et des habitudes sociales sur les choix d’amitié. Mais le plus inattendu, à mes yeux, reste la constance de l’empreinte sociale en dépit du changement. Au fond, peu importe qui sont précisément nos amis, l’essentiel reste d’en avoir. Naturellement, notre choix se porte sur les personnes dont la compagnie est la plus sympathique, mais au-delà de ça, n’importe qui, ou presque, peut faire l’affaire.
Cela peut sembler opportuniste, voire cynique, mais c’est compréhensible. L’amitié n’est pas un agréable superflu : ses bienfaits sur notre bien-être psychologique et physique sont immenses. Et dans un monde sans cesse changeant, pour tirer le maximum de ces bienfaits, il importe de nouer et d’entretenir ses amitiés en faisant preuve d’autant de souplesse que de constance.
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