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Des migrants sont évacués de leur campement près de la Porte d’Aubervilliers, le 28 janvier. Photo Michael Bunel. Le Pictorium
INTERVIEW
L’anthropologue Frédérique Fogel a côtoyé pendant près de dix ans des familles en quête de titres de séjour. Contraints d’accumuler sans cesse des preuves de présence sur le territoire, de travailler illégalement, de se loger comme ils peuvent, les étrangers en situation irrégulière vivent pendant des années dans une incertitude qui abîme d’abord les relations familiales.
D’eux, on ne connaît pas grand-chose. Dans l’actualité, ils sont surtout des nombres, celui des arrivées sur le sol français (moins, c’est mieux), celui des reconduites à la frontière (plus, c’est mieux), ceux des évacuations, des demandes d’asiles et des régularisations, au compte-gouttes, ça va de soi. Mais ceux qu’on nomme les «sans-papiers» sont ici. Ils vivent en France, travaillent quand ils le peuvent, amènent leurs enfants à l’école, paient leur loyer, et ils se battent pour accéder à une simple normalité. Dans son ouvrage Parenté sans papiers, l’anthropologue Frédérique Fogel est restée au plus près des familles migrantes en quêtes de titres de séjour. Elle les a accompagnées tout au long des procédures de régularisation, pendant près de dix ans, dans le cadre de son activité bénévole au sein du Réseau éducation sans frontières (RESF). Leurs échanges se sont centrés sur des questions de parenté, car pour la plupart, c’est sur ce motif que leur régularisation pouvait être demandée et obtenue. A travers leur récit, Frédérique Fogel donne à voir le quotidien et la volonté sans bornes de ces familles auxquelles on impose un parcours du combattant administratif et social.
Dans votre livre, vous avez donné aux sans-papiers rencontrés des prénoms «du calendrier». Pourquoi ?
Je veux inviter la lectrice, le lecteur, à se rapprocher des gens dont moi-même je suis proche et familière depuis longtemps. Je les présente donc avant tout comme des personnes, pas comme des représentants ou des représentantes d’une catégorie, par exemple «travailleur immigré malien en France depuis vingt ans». D’autant que la question des sans-papiers, ce n’est pas une question d’origine nationale, où l’on pourrait trouver des différences entre les ressortissants de tel ou tel pays. Quand ils sont sans papiers, c’est le statut - qui est un non-statut - de «sans-papiers» qui est important. Ce qui m’intéresse, c’est comment ils font fonctionner les relations de parenté dans les limites de ce non-statut. Quand je choisis de les appeler «Marie», «Claude» ou «Julien», c’est effectivement pour dire que la société et la loi demandent à des gens qui viennent de partout de s’intégrer, ce qu’ils font, et donc, à un certain moment, il faudrait considérer qu’ils le sont. Le prénom «du calendrier», c’est un peu un jeu sur cette identité. Et je voulais aussi éviter les présupposés ou les préjugés qui font imaginer au lecteur qu’il connaît leur situation.
Vous précisez aussi que le fait d’être sans papiers est une condition et pas une identité…
C’est une condition au sens d’une contrainte parce que personne ne la choisit, personne ne la revendique. C’est une étape, et tout le monde espère que ça ne va pas durer trop longtemps. C’est ce qui fait l’unité des gens avec lesquels je discute. C’est leur caractéristique, ce non-statut de sans-papiers. Ils sont tous à un certain moment de leur histoire ici sans papiers. Je ne fais pas l’anthropologie des sans-papiers comme je ferais l’anthropologie d’un groupe ethnique. J’observe cette condition qui tient à la loi, qui tient aux politiques migratoires.
Quel est l’effet de la condition de sans-papiers sur la parenté ?
C’est le même effet, mais avec un miroir grossissant, que celui de la migration en général sur les affaires de parenté. La migration est destructrice. Dès qu’une personne s’engage sur le chemin de l’émigration, qu’elle quitte sa famille, son départ perturbe les relations et les personnes. Et ça se prolonge tout au long de ce chemin migratoire. Quand on regarde la question sur le temps sans papiers, c’est exactement la même chose. C’est de la destruction sous des forces juridiques, administratives, des difficultés économiques.
Ce que font les gens quand ils demandent leur régularisation, au bout d’un certain temps sans papiers, c’est d’essayer de reconstituer la parenté et la famille, cette famille qui a été détruite par le voyage, par la difficulté des relations à distance, par la vie sans papiers. Le migrant avait bien des raisons de partir, et en général, c’est la famille qui le pousse, mais est-ce qu’il dit à ses parents, à ses frères et sœurs, qu’il est sans papiers ? La plupart du temps, non. Et là, encore une fois, quelle que soit la nationalité des gens, c’est un fait partagé. Personne ne dit à sa famille qui est là-bas : «J’ai eu tort de partir, je ne m’en sors pas, je ne peux pas vous aider». Ce non-dit dure très longtemps. Quand on aura son titre de séjour, à ce moment-là, on pourra éventuellement leur parler, leur raconter la vie sans papiers. En tout cas, jamais pendant la période sans papiers.
Quel rôle joue la parenté dans le processus de régularisation ?
Elle devient importante, du point de vue administratif et juridique, quand on s’approche d’une situation qui va pouvoir apporter la régularisation. Par exemple, en tant que «parent d’un enfant scolarisé depuis au moins 3 ans», si on peut apporter les preuves de présence sur cinq années. Mais elle est avant tout importante dans la vie des gens durant tout ce temps. Ce sont eux qui le disent, qui parlent des liens. C’est ça qui leur permet de tenir, le fait de ne pas être seul, d’être parent, enfant, épouse, époux. La parenté est partout, à toutes les étapes, mais chaque dossier est indépendant. Il y a des cas où la parenté telle qu’elle apparaît dans la loi et telle qu’elle est pratiquée au guichet peut jouer contre la personne. La filiation n’est toujours pas un argument positif pour la régularisation. De la même façon, la situation de conjugalité n’est pas forcément le bon argument. Les gens concernés pensent que vivre en famille, c’est montrer une certaine stabilité, une forme d’intégration. Ils sont là, leurs enfants vont à l’école et ils vivent comme tout le monde. Mais du point de vue administratif ou juridique, ça ne suffira pas : le lien de parenté passera après l’exigence des preuves de présence sur cinq ans.
Il y a une vision hétéronormée de la migration de la part de l’administration…
La cellule familiale telle qu’elle est prise en compte, c’est effectivement un homme, une femme, mariés, et leurs enfants. Ça n’a rien à voir avec ce qui se passe dans la société française aujourd’hui. Ce qui est exigé des étrangères et des étrangers, c’est d’être les derniers représentants de ce modèle familial contraint. Ça ne veut pas dire que ça va fonctionner, que la régularisation sera automatique, mais c’est beaucoup plus simple quand on rentre dans cette case, qui n’est plus le choix majoritaire pour la population française.
A la lecture de votre livre, on découvre un système de demande de régularisation déshumanisant et plein de contradictions…
Le paradoxe vient de l’injonction à l’intégration et de la non-reconnaissance de cette intégration. C’est un des traits les plus saillants de la politique migratoire depuis des décennies. La loi, le code des étrangers, la réglementation, la pratique au guichet demandent aux personnes étrangères de rentrer dans les clous sans leur en donner les moyens. Quand on laisse des gens dans la situation de ne pas pouvoir travailler légalement, de ne pas pouvoir louer un appartement à leur nom, et que l’argument pour leur donner l’accès au séjour, c’est qu’elles présentent des preuves d’intégration, effectivement, c’est complètement contradictoire. Que les sans-papiers ne puissent pas travailler officiellement, c’est un avantage pour les entreprises du bâtiment, de la restauration, du nettoyage. Que les sans-papiers paient parfois des loyers astronomiques pour des conditions de vie inqualifiables, c’est aussi un secteur rentable. Du point de vue social, politique et économique, il est demandé à un groupe de s’intégrer tout en restant en dehors de la légalité. Et les gouvernements successifs s’en accommodent. Ce n’est même plus une question, finalement.
Et une des premières caractéristiques visibles des sans-papiers, c’est paradoxalement l’accumulation de papiers pour pouvoir prouver leur présence ici…
Il faut voir, dans les centres parisiens de réception des étrangers, les gens arriver avec des sacs Tati et des valises remplis de tout ce qu’ils ont accumulé pendant des années. L’accumulation des preuves écrites, le débordement de papiers, ça devient une manière de vivre les années sans papiers. Et celles et ceux qui ont été régularisés, gardent souvent l’habitude de tout garder. Un papier reste un papier. On ne le jette pas.
Etre sans papiers, c’est aussi vivre dans une temporalité différente…
Quand on attend, mais qu’on connaît la date où cette attente va finir, on s’habitue. Mais là, il n’y a pas de date. Ils peuvent se dire qu’il faut arriver aux cinq ans de présence prouvée, mais qu’est-ce qui peut les assurer que la loi sera alors toujours la même ? Ou la pratique administrative, au guichet de la préfecture ? On n’en sait rien. Cette situation change le rapport au temps, mais elle change aussi tout le reste. Lorsqu’on a un choix à faire dans sa vie sans papiers, il faut toujours se poser la question : Est-ce que ça va dans le sens de ma régularisation ou pas ? Si je rencontre quelqu’un et que j’ai envie de vivre avec cette personne, quelles vont être les conséquences sur mon dossier ? Je veux avancer dans ma vie personnelle, mais qu’est-ce que ça va donner ? On a envie de se marier, mais est-ce que c’est bien ou pas ? C’est une restriction continue des libertés.
On sent dans votre livre une certaine urgence à réhumaniser les sans-papiers…
Je pense que ça s’appelle «la reconnaissance», tout simplement. Ils sont dans une procédure, et ce qu’ils attendent, c’est d’être reconnus comme des personnes qui vivent ici. Et ça va arriver, dans les histoires qui se finissent bien. Il y aura des bons moments. A l’école de ses enfants, c’est satisfaisant de montrer son récépissé au directeur. Mais avec un titre de séjour, la vie ne va pas changer de façon radicale. Ils vont avoir les mêmes difficultés de travail. Ils vont même peut-être perdre le leur parce que c’est plus facile pour certains employeurs d’exploiter des sans-papiers que de payer des salariés légaux. Ça va être compliqué de se faire reconnaître auprès des administrations, et il va falloir faire vite parce que le titre de séjour enfin obtenu est temporaire : il ne dure qu’un an, la période de renouvellement arrive très rapidement. La vie ne va pas devenir paisible tout à coup.
Militez-vous pour une régularisation massive, qui semble, d’après ce que vous décrivez, la seule vraie porte de sortie respectueuse des personnes ?
Ce n’est malheureusement pas d’actualité. On ne prend pas non plus le chemin d’un changement des politiques migratoires, qui respecteraient le droit universel des personnes à circuler librement, ce qui stopperait la fabrique des sans-papiers. Ce qui reste possible, à tout moment, dans le cadre de la loi, c’est de réduire la part d’arbitraire et le temps perdu dans les procédures de régularisation. On perd du temps des deux côtés du guichet préfectoral. Et surtout, d’en finir avec cette logique absurde qui oblige des personnes sans papiers à accumuler des papiers pour prouver qu’elles sont capables de s’intégrer, dans les conditions les plus difficiles, pour, finalement, obtenir les papiers qui devraient leur permettre… de s’intégrer.
Frédérique Fogel Parenté sans papiers Dépaysage, 303 pp.
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