Fournir un corps de rechange à un intellect intact ? C’est l’ambitionde ce chirurgien italien, qui fait fi d’obstacles techniques et de considérations éthiques.
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Sec comme un coup de trique, un casque de cycliste à la main, le crâne lisse et luisant sous le soleil turinois tel un galet sorti de l’eau, l’homme traverse à grands pas la piazza Castello vers ce journaliste venu de Paris spécialement pour lui. Un regard laser bleu-vert derrière ses lunettes, une assurance à toute épreuve, un anglais fluide parlé avec un accent américain, Sergio Canavero en impose malgré sa petite taille. « Allons nous asseoir dans les jardins du Palazzo Reale, c’est là que j’ai accueilli Der Spiegel, ça devrait aller pour Le Monde, non ? » Cela ira très bien. Chemin faisant, il évoque les études qu’il a faites en partie à Lyon, la beauté de la France, tout en dénigrant la gastronomie hexagonale. Pardon ? « Oui ! Ils ne savent pas faire les pâtes ! »
On n’est pas venu dans la capitale du Piémont pour discuter cuisson des spaghetti. Si Sergio Canavero attire la presse du monde entier, c’est parce que ce neurochirurgien italien porte depuis 2013 un projet que l’on pourra, suivant le rapport que l’on entretient avec la notion de progrès scientifique, qualifier de fou, de grandiose ou d’immoral : il veut greffer des têtes. Pour résumer, imaginez que les organes contenus dans votre thorax et votre abdomen partent en sucette mais que la tête, siège de votre personnalité, de vos souvenirs, de votre esprit – bref l’endroit où vous habitez vraiment – tourne encore comme une horloge. N’auriez-vous pas envie qu’on vous l’implante sur un corps de rechange – celui d’un donneur en état de mort cérébrale – pour un nouveau tour de piste, tel un disque dur que l’on démonte d’un ordinateur à bout de souffle et qu’on réinstalle sur une machine neuve ?
Sergio Canavero pense que oui, que certains en auront envie. Il a d’ailleurs reçu des candidatures. Si on est venu à Turin, ce n’est donc pas pour goûter les agnolotti ou le risotto au barolo mais pour comprendre ce qu’il y a dans la tête de cet homme de bientôt 54 ans, comment il a pu en arriver à ce concept qui lui vaut d’être comparé au docteur Frankenstein – comparaison qu’il apprécie d’ailleurs.
Sa vocation médicale lui vient à 8 ans, en regardant à la télévision un épisode de la série américaine « Médecins d’aujourd’hui » puis un documentaire sur une greffe de cornée chez un homme qui n’y voit plus : « Je me rappelle les mots de ce patient. Il a juste regardé le ciel et dit : “Le ciel bleu est la chose la plus incroyable du monde.” Guérir un aveugle, c’était cool et je me suis dit “Oui, il faut que je devienne médecin.” » A 16 ans, il tombe sur un article consacré au médecin américain Robert White (1926-2010) qui, en 1970, avait transplanté la tête d’un singe sur le corps décapité d’un autre singe. « Cela a été un choc incroyable, se remémore l’Italien, j’ai été si scotché que j’ai dit “Quoi !?” et que j’ai lu, relu, re-relu cet article. Je me suis dit que c’était tellement bien qu’il fallait que je sois impliqué dans ce projet. Mon destin était scellé, il fallait que je fasse une greffe de tête humaine. »
Encore lui faut-il résoudre un problème de taille : reconnecter une moelle épinière sectionnée. Car si le singe de Robert White était conscient après avoir changé de corps, il s’était aussi retrouvé tétraplégique à la suite de l’opération. Pas tellement intéressant d’avoir un nouveau corps si on ne peut pas s’en servir. Quand il veut souligner les quelques moments « Eurêka ! » qui ont jalonné sa carrière de chercheur, Sergio Canavero lance un tonitruant « Bam ! ». Il y a donc un grand « Bam ! » lorsqu’il raconte comment il a trouvé, dans la littérature scientifique, « un article de 1986 de Bittner et al. dans Brain Research expliquant que le poléthylène-glycol (PEG) pouvait aider à la reconnexion des fibres nerveuses. Pour moi, c’était une apocalypse, au sens grec du terme, c’est-à-dire une révélation. »
Son plan pour la greffe de tête, Sergio Canavero le dessine dans les années 1990, mais ne le rend pas public à l’époque. « Je savais que si je le faisais, je me ferais écorcher vif, reconnaît-il. Je savais qu’il me fallait acquérir de la crédibilité dans le domaine de la neurochirurgie. » Le Turinois explore plusieurs sujets comme la stimulation corticale pour les malades de Parkinson ou la douleur neuropathique centrale sur laquelle il cosigne un énorme manuel, qui en est aujourd’hui à sa troisième édition. Il publie aussi de nombreuses études dans des revues scientifiques.
Acquérir de la crédibilité
Les années passent, il enrichit son idée, complète son puzzle. Un jour, en nageant dans la mer, il trouve un nom vendeur pour son projet : Heaven (« paradis » en français), acronyme de Head Anastomosis Venture, que l’on peut traduire par « Aventure de la connexion de tête ». « En 2012, j’ai décidé que j’étais prêt, raconte Sergio Canavero. J’ai estimé que ma crédibilité scientifique était suffisante, que cela aiderait les gens à avaler cette patate chaude que je m’apprêtais à leur servir. J’ai rencontré un collègue italien qui voulait se lancer dans quelque chose de révolutionnaire parce qu’il était très ambitieux. Quand je lui ai dit : “Faisons une greffe de tête”, son regard a exprimé son désir de disparaître. Ce qu’il a d’ailleurs fait. »
Sergio Canavero ne se démonte pas, se décide à franchir seul le Rubicon et écrit son article fondateur qui est publié en 2013 par la revue Surgical Neurology International. « Je savais qu’un tsunami viendrait, admet-il, car c’est ce qui était arrivé à Robert White qu’on avait traité de Mengele, mais je n’attendais pas un tsunami si grand. J’ai été stupéfié par l’ignorance des chercheurs. » La vague de réprobation est immense. Le surnom de Frankenstein arrive vite et Sergio Canavero est attaqué sur des points éthiques. Le coût énorme de l’opération (entre 10 et 100 millions de dollars – 8,7 à 87 millions d’euros –, suivant le pays où elle sera réalisée) ne la réservera-t-il pas à une caste de milliardaires à l’agonie, seuls à même de s’offrir une rallonge de vie ? Cela ne va-t-il pas entraîner un trafic de corps ou priver certains patients d’organes alors que les donneurs sont déjà en nombre insuffisant ? Quel sera l’impact sur l’identité de la personne recevant un nouveau corps ? Quid de la descendance si la personne utilise les gamètes du mort pour avoir un bébé ? Etc.
L’éthique n’est pas le problème de Sergio Canavero : « Je suis un technicien. Je propose quelque chose. Vous en discutez et vous décidez si c’est bien ou mal. Je n’ai été attaqué que par des Occidentaux mais le monde, ce n’est pas que l’Occident, c’est la Chine, c’est l’Inde, c’est l’Afrique, c’est l’Amérique du Sud et ils ont peut-être d’autres points de vue. » C’est d’ailleurs de Chine que Sergio Canavero – sans affectation depuis qu’il a quitté son poste de neurochirurgien à Turin – a reçu son plus grand soutien, en la personne de Ren Xiaoping, de l’université de Harbin. Tous deux ont mené plusieurs expériences et notamment, en 2017, la première greffe de tête humaine réalisée sur des cadavres.
Sulfureux charlatan
Rares sont ceux qui acceptent de parler des travaux de Sergio Canavero sans hurler au sulfureux charlatan. Professeur de chirurgie plastique à l’université Paris-Descartes, auteur de la première greffe totale de visage, qui a elle aussi fait couler beaucoup d’encre, Laurent Lantieri est de ceux-là, et il a fait l’effort de lire les études publiées par l’Italien. « Je ne plonge pas dans les grandes questions métaphysiques, souligne-t-il. Je n’aborde que les aspects techniques et je constate que beaucoup de problèmes sont loin d’être résolus. Cela commence par la réparation de la moelle épinière. Hormis une série sur des rats dont un s’est mis à remarcher, il n’y a pas d’expériences sur de grands animaux. Il est donc difficile de faire le pont jusqu’à l’homme. » Sergio Canavero promet une publication prochaine sur le singe…
Laurent Lantieri poursuit de manière précise et implacable : « Il n’est pas clair non plus sur la récupération de la motricité du diaphragme, car le nerf phrénique, qui permet de respirer, descend le long du cou. Quant au protocole immunologique, il ne fait l’objet d’aucune phrase. Or le donneur va léguer une grande quantité de moelle osseuse et le corps fera tout pour rejeter la tête. Je ne vais pas dire que la greffe de tête n’arrivera jamais, mais ce que Sergio Canavero présente est très en-deçà de ses prétentions. Je ne dis pas non plus que c’est un fou mais on peut se demander si c’est un vrai scientifique ou un fantaisiste. »
Le Turinois balaie tout cela d’un revers de main. Il fait la liste de ses ennemis : l’Eglise, les bien-pensants, les chirurgiens qu’il décrit comme « des créatures stupides qui ne lisent pas. Ce sont des mécaniciens, il se servent de leurs mains. D’ailleurs, “travail manuel” est le sens étymologique de “chirurgie”. Tout ce que les chirurgiens savent dire, c’est : “Qu’on me donne un scalpel !” ». A la question « Pourquoi ne soignez-vous pas les moelles épinières blessées ? » il répond : « Mais parce que je veux greffer des têtes ! C’est comme me demander pourquoi je ne vais pas sur la Lune alors que je veux aller sur Mars ! »
Il n’a pas réalisé sa première greffe de tête qu’il pense déjà au coup suivant. Cela s’appellera Brave, pour Brain Anastomosis Venture. Une greffe de cerveau donc. Autre idée : « Les psychopathes peuvent être facilement identifiés grâce à la neuro-imagerie. Ils ont une signature caractéristique dans le cerveau. On pourrait donc nous scanner tous autant que nous sommes pour rechercher les vrais psychopathes et placer des stimulateurs dans leur cerveau pour le recâbler… » On ouvre la bouche pour une objection, mais l’Italien la devance en disant : « Je sais, c’est un gros, gros projet mais ce qui est incroyable c’est que mon article à ce sujet ait été publié. » Là, dans les jardins du Palazzo Reale, Sergio Canavero est bien échauffé. On tente de refroidir la machine en lui demandant qui il est, au fond. « Suis-je un pionnier ? En tout cas je suis quelqu’un qui veut refaçonner l’avenir, car les humains sont une expérience ratée, des créatures ratées. » Voilà, c’est dit.
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