Cette médecin a joué un rôle majeur dans la légalisation du cannabis médical en Uruguay en 2013, une première mondiale. Début juin, elle a rencontré en France des responsables de santé publique.
LE MONDE | | Par Marina Julienne
Portée par sa volubilité, elle engage ses mains, ses bras, tout son corps au service de son argumentation. Une force de persuasion hors du commun anime Raquel Peyraube, médecin, invitée à Paris début juin pour le colloque de l’Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine (UFCM). Alors que, en France, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, vient de faire un signe vers une possible utilisation médicale du cannabis en reconnaissant sur France Interque la France avait « peut-être un retard » en la matière, l’Uruguayenne a joué un rôle central dans la légalisation par son pays, en 2013, du cannabis médical et thérapeutique : une première mondiale.
« Depuis toute petite, j’ai toujours été dans la transgression,raconte-t-elle en riant, dans un français presque parfait. A 7 ans, je voulais déjà être “una medica” et non “un medico” comme on le déclinait, à l’époque, seulement au masculin. » Sa maîtresse lui conseille d’être plutôt avocate, vu ses qualités d’oratrice.
Mais la jeune Raquel n’est pas du genre influençable. Elle démarre médecine en Uruguay, puis, chassée par la dictature, part en Argentine. Elle revient à Montevideo pour accompagner son père, atteint d’un cancer. C’est à l’occasion d’un stage dans un service de toxicologie qu’elle choisit finalement cette spécialité. « J’ai rencontré des patients qui parlaient de leur souffrance physique, psychique, et je me suis vite rendu compte que ces pathologies de l’addiction étaient imbriquées dans des questions sociales et politiques. C’est cela qui m’a passionnée. Au lieu de me spécialiser en oncologie, j’ai préféré l’addictologie et la psychiatrie. »
Dépasser le dogme médical
C’était en 1987, et c’est là que démarre ce chemin qu’elle va tracer quasi sans détour jusqu’au plaidoyer pour un usage adulte responsabledu cannabis. « Je refuse d’employer le terme de “récréatif” qui vise à séduire les adolescents, alors qu’à haute dose cette plante peut avoir des effets psychoactifs néfastes. »
Son premier constat en tant qu’addictologue : les traitements qu’on impose aux drogués n’ont quasiment aucune efficacité. En grande partie parce que, selon le dogme médical de l’époque, on exige des toxicomanes l’abstinence pour leur donner l’accès aux soins : on les enferme à l’hôpital avant de les mettre sous antidépresseurs. « C’est comme si l’on exigeait d’un diabétique de ne plus manger aucune sucrerie avant de lui administrer de l’insuline ! »
Première transgression : le docteur Peyraube propose à ses patients un éventail de soins, auxquels ils peuvent accéder en ambulatoire, même s’ils continuent à consommer de la drogue. Alors qu’en Europe l’héroïne sévit, en Amérique latine, c’est la cocaïne, et, chez les plus pauvres, la « pâte base », qui fait des ravages. Cette préparation composée de feuilles de coca, de chaux et de kérosène est piétinée avant d’être préparée et filtrée pour obtenir la poudre blanche. La pâte base est moins chère, mais elle a des effets plus rapides que la cocaïne, ce qui incite à en reprendre plus fréquemment.
Le docteur Peyraube constate que ses patients, pour supporter les crises de manque, sont nombreux à fumer du cannabis. Elle suit une cohorte et comprend que c’est en allant se fournir en marijuana qu’ils reviennent avec la pâte base. « La porte d’entrée vers la cocaïne ce n’était donc pas le cannabis, mais le dealeur. De plus, le fait d’aller sur le marché noir côtoyer des personnes dangereuses induisait des stress psychiques importants chez mes patients. »
Deuxième transgression : pour éviter le contact entre les jeunes et leurs dealeurs Raquel demande aux parents d’acheter eux-mêmes le cannabis ! Les réactions sont virulentes. « Des médecins et des juges m’ont accusée d’être une criminelle ! Mais les parents pleuraient d’émotion en me racontant que leurs gamins lâchaient la drogue dure, qu’ils redémarraient leurs études. Alors c’est vrai, je n’aspirais pas comme mes confrères à en faire des êtres parfaits, consommateurs d’aucune drogue. Mais ce n’est pas au médecin de déterminer la vie des autres ! »
Cette politique de « réduction des dommages » donne de bons résultats, les toxicomanes décrochent, mais la médecin Raquel est maintenant persuadée que seul le contrôle de la drogue par l’Etat et non plus par la mafia peut limiter ses dégâts. Elle intègre en 2011 le petit groupe des cinq conseillers du gouvernement qui prépare la légalisation du cannabis.
« Pendant presque un an, j’étais tous les jours à la radio, à la télévision, dans les magazines. Avec les religieux, j’ai avancé des arguments compassionnels. Avec les politiciens de droite, j’ai parlé sécurité, avec les politiciens de gauche, j’ai parlé liberté ; les plus durs à convaincre auront été les psychiatres ! », fait remarquer, sourire en coin, celle qui a donné 100 % de son énergie à ce projet loin de faire l’unanimité. « Nous nous sommes appuyés sur le fait que les conventions concernant les droits de l’homme étaient supérieures, en droit, aux conventions sur les drogues. L’Uruguay pouvait donc exercer sa souveraineté en légalisant le cannabis, si nous démontrions que cela sauvait des vies : celles des jeunes qui la risquaient sur le marché noir pour s’en procurer, ou de malades qui sans cela ne pouvaient soulager leurs douleurs. Aucun Etat ni aucune institution internationale n’ont finalement condamné notre pays pour cette légalisation. »
Combattre le fléau des drogues
La loi est votée, mais Raquel est en désaccord avec un gouvernement auquel elle reproche de ne pas former les médecins, et de ne pas contrôler les produits. Elle parle d’irresponsabilité politique et d’incompétence. Le rapport qu’elle publiera fin 2018 sur le bilan d’application de la loi lui vaudra, c’est certain, de nouveaux ennemis. Peu importe. Devenue experte internationale, elle sillonne la planète pour défendre un marché du cannabis qui ne soit pas motivé par le business, comme c’est le cas aux Etats-Unis, mais par des préoccupations de santé publique.
A Paris, guidée par deux responsables de Norml France (association pour une réforme sur la législation du cannabis) et de l’UFCM, elle a rencontré beaucoup de ceux qui pourraient faire évoluer la loi française. Michèle Peyron, député de La République en marche, l’a reçue dans le cadre des auditions parlementaires sur le cannabis médical. « Je suis tombée sous le charme ! Elle m’a raconté comment en Uruguay ils sont passés en quelques mois, avant le vote de la loi, de 20 % à 80 % de la population favorable au cannabis médical. Son objectif est clair : en femme politique, elle combat le fléau des drogues, en tant que médecin, sa préoccupation est de prendre en charge notamment les douleurs chroniques. »
« C’est une personne de cette pointure qui nous manque en France, regrette Alessandro Stella, directeur de recherches à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, qui l’a fait venir à un séminaire sur les drogues. Voilà quelqu’un qui n’avait jamais fumé un pétard de sa vie, mais dont la double compétence médicale et législative lui permet de tenir des raisonnements à peu près imparables. »
« Penser ce sujet avec la liberté de la science », c’est la philosophie de Raquel Peyraube.Elle vient d’ailleursde monter la Société uruguayenne d’endocannabinologie, dont elle est présidente. « Le sujet de recherche, ce n’est plus la marijuana, c’est l’interaction entre les différents cannabinoïdes de la plante et notre propre système interne de récepteurs à ces cannabinoïdes. » En étudiant cela, les chercheurs sont en train de comprendre pourquoi des milliers de malades utilisent déjà différentes variétés de cannabis pour se soigner, légalement ou pas.
En doyenne (62 ans), Raquel Peyraube ponctue d’éclats de rire son sermon à ses deux guides du jour qui s’interrogent sur la possibilité d’une légalisation totale du cannabis : « Vous voudriez que je plaide pour la liberté de cultiver à domicile ? Mais sortez de cette vision romantique de la marijuana ! Vous imaginez à l’hôpital un malade fumant son joint ou faisant pousser son herbe ? Expliquons plutôt à votre gouvernement qu’il est responsable de créer un marché noir du cannabis médical qui n’existait pas il y a cinq ans ! »
Raquel Peyraube est aussi consultante pour différentes entreprises, notamment Phytoplant, en Espagne. Une nouvelle variété de cannabis est en cours d’homologation auprès des autorités européennes. Elle s’appellera « Raquel », et devrait bloquer les récepteurs responsables de l’effet de manque…
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