Comme dans toutes les langues, la conversation mathématique laisse place au flou et aux interprétations personnelles. Des ambiguïtés mises en lumière par un ouvrage révélateur.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | • Mis à jour le | Par Etienne Ghys (Mathématicien, directeur de recherche au CNRS à l'Ecole normale supérieure de Lyon)
Carte blanche. Selon l’opinion générale, le langage mathématique est d’une précision extrême, sans la moindre ambiguïté. N’entend-on pas souvent « c’est mathématique » lorsqu’une affirmation est indiscutable ? Léo et Jean-Pierre Larroche ont eu l’idée de passer quelques semaines dans le laboratoire de mathématiques de Nantes et d’écouter les mathématiciens parler entre eux, dans leur langue inaccessible au néophyte, mais faite pourtant de mots du langage courant.
Le résultat est un livre étonnant intitulé Imprécis de vocabulaire mathématique (éditions d’Athénor, 130 pages,), qui vient de paraître. Imprécis ? En effet, comme dans toutes les langues, la conversation mathématique laisse une large place au flou et aux interprétations personnelles.
L’ouvrage est organisé autour de chapitres très courts qui reprennent des discussions réelles dans lesquelles des mathématiciens comparent leurs compréhensions de mots qu’ils emploient souvent dans un sens technique, mais qui ont pourtant un autre sens dans la langue de tous les jours. On croirait lire une succession de poèmes ésotériques.
Voici quelques exemples.
Avez-vous déjà entendu dire d’un objet mathématique qu’il est brave, ou honnête ? Cela signifie, à peu près, qu’il ne pose pas trop de problèmes, qu’il est générique, et en tout cas qu’il n’est ni exotique ni pathologique, et encore moins sauvage.
Quelle différence fera un mathématicien entre une fonction exotique et une autre qui est pathologique ? En gros, comme on le lit dans ce livre, on emploiera plutôt pathologique lorsqu’on a envie de s’en détourner et exotique si on souhaite l’observer de plus près. Tout le monde n’est pas d’accord et on lit aussi que « beaucoup de pathologies sont belles, intrinsèquement ».
L’un des intervenants affirme que le mot « naturel » peut « semer le trouble » car il peut être « synonyme de fonctoriel qui a un sens tout à fait précis », mais on lui rétorque « qu’il y a des constructions naturelles qui ne sont pas fonctorielles », avant de conclure « que ce sont des choses qui arrivent dans la vie mathématique »… Une vie mathématique ? Ce livre propose une porte d’entrée dans un imaginaire mathématique insoupçonné.
Beaucoup d’implicite
On pourrait penser que cette imprécision du vocabulaire ne concerne que le langage oral, mais les écrits le sont souvent également car ils dépendent de conventions implicites. Prenez le mot « égal », l’un des plus courants. On aimerait dire que deux choses sont égales si elles sont rigoureusement identiques, mais ce n’est pas toujours le cas : deux triangles peuvent être égaux alors qu’ils ne sont pas au même endroit sur ma feuille de papier et qu’ils ne sont donc pas « les mêmes ». Alors, quel sens donne-t-on à l’égalité des triangles ?
A une certaine époque, on parlait au collège de triangles « isométriques » dans un souci de précision maximale, mais était-ce une bonne idée que d’introduire ce mot trop compliqué que tout le monde s’empressait d’oublier à peine sorti de l’école ? La vie mathématique a en effet beaucoup d’aspects implicites.
David Hilbert affirmait en 1899 qu’on pourrait tout à fait remplacer les mots « points, droites et plans » par « tables, chaises et verres de bière » sans changer le contenu mathématique. Au lieu de dire qu’une droite passe par deux points, on dirait qu’une chaise passe par deux tables.
Les mathématiques ne font-elles que manipuler des mots, qui n’ont pas nécessairement un sens dans le monde qui nous entoure, et dont la seule cohérence syntaxique importe ? Au contraire, la langue mathématique décrit-elle la Nature, comme le disait Galilée ? Les mathématiciens qu’on rencontre dans Imprécis de vocabulaire mathématique semblent bien pencher pour la seconde solution
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire