Son nouveau livre, « Comment lire avec les oreilles », souligne les talents de vulgarisateur de ce chercheur, à l’origine de découvertes fondamentales dans le langage et le calcul.
« Voyez, ça c’est de la bonne médecine, où on ne parle pas d’examens complémentaires avant d’avoir examiné le patient. » Sourire aux lèvres, le professeur Laurent Cohen s’adresse à la dizaine de personnes présentes dans la salle de réunion, au sixième étage du bâtiment Paul Castaigne, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris, AP-HP). Comme tous les jeudis, le neurologue et ses collègues – spécialistes en neurologie, psychiatrie, neuropsychologie –, chevronnés ou étudiants, ont passé leur matinée à plancher sur le cas de deux malades hospitalisés dans l’unité de neuropsychiatrie comportementale. Dans beaucoup de services, cette réunion hebdomadaire d’équipe, le fameux « staff », se résume à une discussion entre professionnels des dossiers médicaux. Ici, celle-ci n’est qu’une première étape, avant de faire entrer le principal intéressé, le patient.
D’une voix claire et posée, le professeur Cohen enchaîne les questions pour évaluer son orientation dans le temps et dans l’espace, la mémoire, le langage, le calcul… et pour appréhender ses difficultés dans la vie quotidienne. Il n’hésite pas à faire répéter ou préciser une réponse, adapte au fur et à mesure ses tests cliniques pour caractériser le plus finement possible le déficit de telle ou telle fonction cognitive. La conversation paraît parfois surréaliste, comme avec cette femme qui ne sait plus très bien si les chiens ont deux ou quatre pattes, mais Laurent Cohen reste bienveillant, imperturbable.
Pannes du cerveau
Quasiment sans équivalent en France, l’unité de neuropsychiatrie comportementale de la Pitié, qui comporte six lits, a été créée en 2013. « La frontière entre la neurologie et la psychiatrie varie selon les époques, mais les deux spécialités ont le même objet : les pannes du cerveau, souligne le neurologue. Aujourd’hui, du point de vue scientifique, il n’y a plus guère de limite entre les deux. Et des symptômes peuvent être communs, l’apathie par exemple. Psychiatres et neurologues n’ont cependant pas les mêmes compétences cliniques, d’où l’utilité d’une double expertise dans certaines situations. »
Explorer les pannes du cerveau pour aider ses malades, mais aussi faire progresser les connaissances sur le fonctionnement normal de cet organe. Voilà à quoi ce clinicien et chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), âgé de 57 ans, a consacré sa carrière, contribuant à des découvertes majeures, dans le domaine du langage et du calcul notamment.
Auprès du grand public, il s’est fait connaître par ses talents de vulgarisateur. Chroniqueur pendant dix ans au « Magazine de la santé », sur France 5, il en a tiré trois livres, dont le dernier, Comment lire avec les oreilles. Et 40 autres histoires sur le cerveau de l’homme (336 pages, 23 euros),est paru en septembre, édité comme les précédents chez Odile Jacob. Mélange réussi de cas extraordinaires et de décryptages didactiques (et souvent humoristiques) de la machinerie cérébrale, ses écrits laissent transparaître sa rigueur scientifique autant que son attrait pour les mots.
Il a d’ailleurs longtemps hésité avec un métier plutôt littéraire. Dans l’enfance, Laurent Cohen se passionne pour les langues, s’achète compulsivement des livres de grammaire. Il envisage d’entrer à l’Ecole nationale des chartes pour devenir archiviste paléographe. Il est tenté aussi par des études de linguistique, ou de langues anciennes. Son goût pour les sciences le pousse finalement vers la médecine. Mais l’intérêt pour les langues et le langage ne l’a jamais quitté.
L’intérêt pour les langues et le langage ne l’a jamais quitté.
Dans les années 1980, parallèlement à son internat de médecine, il se lance dans une thèse de sciences, dans le laboratoire de sciences cognitives et de psycholinguistique de Jacques Mehler. « Un travail affreusement ardu mais intéressant. L’idée était de mettre au point un outil pour analyser en temps réel les processus qui se produisent dans le cerveau quand on entend une phrase », résume Laurent Cohen.
C’est dans ce labo qu’il fait la connaissance d’un jeune normalien en mathématiques, Stanislas Dehaene. La rencontre fait tilt. Depuis leur première publication commune, en 1991, les deux chercheurs n’ont cessé de naviguer ensemble, dans le cerveau ou sur les mers. Ils ont cosigné une centaine d’articles scientifiques.
En 1995, le tandem élabore ainsi un modèle dit du triple code, pour expliquer comment le cerveau traite les nombres et les quantités. Le duo se fait parfois trio avec le neurologue Lionel Naccache, comme en 2000, où ils décrivent l’aire de la forme visuelle des mots dans le lobe temporal gauche, une zone du cortex fondamentale pour la lecture parce qu’elle permet de reconnaître la forme des lettres. Leur article, paru dans Brain, a été cité plus de 1 000 fois dans la littérature scientifique, et reste l’un des plus cités de chacun de ses auteurs.
Capacités d’analyse
« Quand j’ai commencé à travailler avec Laurent, nous n’avions pas accès aux IRM cérébrales. Les patients avec des déficits cérébraux comme l’alexie – la perte de la capacité de lire – étaient quasiment la seule source de données, se souvient Stanislas Dehaene, aujourd’hui directeur de l’unité Inserm CEA de neuro-imagerie cognitive à Saclay (Essonne) et professeur au Collège de France. Ce qui est remarquable chez lui, ce sont ses capacités d’analyse très rapides. » Rapidité d’analyse, mais aussi créativité. « A l’époque, Laurent Cohen avait placé son bureau près de la fenêtre, ce qui lui permettait parfois de poser un diagnostic simplement en observant une personne traverser la pièce, poursuit Stanislas Dehaene. Dans des cas complexes, il pouvait revoir un malade de nombreuses fois afin de comprendre la source de son déficit. Chaque soir, il réfléchissait pour concevoir de nouveaux examens à réaliser le lendemain. »
Il y a quelque chose de Sherlock Holmes chez Laurent Cohen, confirme son éminent voisin de bureau, Lionel Naccache, codirecteur avec lui et Paolo Bartolomeo d’un laboratoire de recherche à l’ICM, qui étudie principalement le langage et la conscience (Picnic lab). « Je l’ai souvent vu partir de l’exploration minutieuse d’un patient, afin de disséquer finement, parfois des centaines d’heures durant, les mécanismes cérébraux qui sous-tendent les perturbations cognitives présentées par le malade », précise-t-il. Sur le plan humain, Lionel Naccache décrit un mélange de classicisme et de modernité, un fin lettré, féru de musique. « C’est l’homme le moins orgueilleux que je connaisse, et sa simplicité de caractère résonne avec celle de sa recherche, dans l’excellence du terme évidemment ! », résume le neurologue.
Laurent Cohen en convient, l’approche de neuropsychologie centrée sur un malade, « aujourd’hui un peu reléguée derrière les batteries de tests standardisés et l’IRM », est ce qui l’a le plus passionné. Inspiré aussi. Des années après, il peut raconter dans les moindres détails les symptômes de certains patients, et ses « illuminations cliniques ». Ainsi de ce diplomate retraité qui avait brutalement perdu toute capacité à lire après un accident vasculaire cérébral. « J’ai pu montrer qu’il avait conservé le sens de la quantité en lui faisant pointer du doigt le plus grand de deux nombres, alors qu’il était incapable de lire ces mêmes nombres, dit-il. Cela montre que dans le cerveau, les chiffres ont plusieurs représentations, qui correspondent à des voies différentes. L’une peut être lésée, l’autre intacte et c’est comme cela pour bien des fonctions. » C’est aussi en partant d’un cas qu’il a tiré la trame de son premier livre, L’Homme thermomètre. Le Cerveau en pièces détachées (Odile Jacob, 2004).
Dans son travail de recherche, Laurent Cohen continue à explorer le langage. Depuis quelques années, il s’intéresse aussi de près au cerveau des aveugles. Conscient de la fascination qu’exercent les neurosciences, il invite cependantà prendre du recul. « La mode est de mettre le préfixe neuro devant tout, et de demander aux neuroprêtres de dire la vérité, mais on est loin de tout savoir », conclut-il.
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