Pour son enquête sur l’investissement et le surinvestissement dans les quatre grands cabinets d’audit et de conseil anglo-saxons, Sébastien Stenger s’est fait recruter comme stagiaire pendant trois mois dans un des Big Four.
LE MONDE ECONOMIE | | Par Margherita Nasi
Livre. Le 20 août 2013, Moritz Erhardt est retrouvé inanimé dans sa douche, foudroyé par une crise d’épilepsie après avoir passé trois nuits blanches au travail. Le décès du jeune Allemand de 21 ans, stagiaire chez Bank of America Merrill Lynch pour l’été, met en lumière les rythmes de travail dans les grandes banques d’affaires, le stress, le manque de sommeil, la pratique du magic roundabout : le salarié rentre chez lui en taxi tard dans la nuit, se douche, se change, puis reprend le même taxi pour repartir au travail.
A la suite du choc provoqué par ce décès, la banque propose aux stagiaires de terminer plus tôt leur travail. D’après le Financial Times, ceux-ci décident de travailler jusqu’au dernier jour, dans l’espoir de décrocher le poste très compétitif d’analyste à plein temps proposé à la moitié d’entre eux. Surprenant ? Pas vraiment. Malgré une vie privée quasi inexistante et une compétition harassante, ces métiers continuent d’attirer les jeunes diplômés. En 2014, la banque Morgan Stanley aurait reçu pas moins de 90 000 candidatures pour un stage d’été de summer analyst, pour 1 000 places proposées.
Les banques d’affaires représentent le paroxysme du rapport au travail de l’élite des affaires. Dans son ouvrage Au cœur des cabinets d’audit et de conseil, l’enseignant chercheur à l’ISG et à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne Sébastien Stenger enquête sur l’investissement et le surinvestissement dans les quatre grands cabinets d’audit et de conseil anglo-saxons surnommés les « Big Four » (Deloitte, EY, KPMG et PricewaterhouseCoopers). Les carrières y sont sélectives et compétitives, la culture encourage les salariés à repousser leurs limites.
« Des moments de vie indigènes, cocasses »
Mais, en dépit des horaires à rallonge, de la compétition et du stress, les Big Four restent très attractifs auprès des jeunes diplômés. Pourquoi ? Quel est le sens que donnent les individus à un tel engagement ? Comment expliquer le prestige paradoxal de ces cabinets malgré leurs conditions de travail ?
Pour son enquête, l’auteur s’est fait recruter comme stagiaire pendant trois mois dans un des Big Four. « Sa posture d’observateur participant, et qui plus est incognito, lui a permis de capter des moments de vie indigènes, cocasses, truculents et pittoresques », commente dans la préface Françoise Chevalier, professeure associée à HEC Paris. L’ouvrage est complété par des entretiens auprès d’auditeurs.
« On ne peut comprendre les sacrifices auxquels consentent les auditeurs et leur assujettissement qu’en portant le regard au-delà des dimensions économiques », affirme Sébastien Stenger, qui s’intéresse à la dimension affective des processus sociaux. Etudier cette élite, ce n’est pas se cantonner à un groupe restreint, « c’est accéder aussi à la compréhension, plus largement, du monde économique, car cette élite exerce un pouvoir symbolique d’imposition de la norme : c’est elle qui définit dans le milieu des affaires ce qui est supérieur et légitime ».
« Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission », de Sébastien Stenger. PUF, 288 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire