LE MONDE | | Par Christiane Alberti (psychanalyste et enseignante au département de psychanalyse de l'université Paris-VIII)
TRIBUNE. Des psychanalystes prennent position publiquement dans le débat électoral de l’élection présidentielle des 23 avril et 7 mai. C’est un choix qui transcende leurs convictions politiques personnelles, dès lors que la démocratie est menacée. Il est question de la sauvegarde de l’Etat de droit comme du choix d’une société ouverte. Ils appellent donc leurs concitoyens à voter avec eux contre Marine Le Pen.
C’est, en premier lieu, un appel à voter tout court, un appel à ne pas s’abstenir, à ne pas voter blanc, un appel à faire entendre sa voix, et à voter pour un candidat qui ne soit pas Marine Le Pen. Chaque voix qui ne sera pas en sa faveur comptera pour faire barrage à son élection, compte tenu du fonctionnement de ce scrutin.
Ils ne perdent pas de vue les racines historiques du parti de Marine Le Pen, dans la tradition de ce courant contre-révolutionnaire qui naquit jadis de l’hostilité aux Lumières, gloire de la France. Ce courant d’idées a déjà été au pouvoir : ce fut, sous l’Occupation nazie, l’aventure de la collaboration. Qui est tenté par une seconde expérience oublie ou ignore la nature abjecte de la première.
L’ordre symbolique remanié
De fait, l’idéologie lepéniste menace les libertés publiques. Dans le contexte européen et mondial de montée du populisme, l’élection de Marine Le Pen provoquerait une déstabilisation dangereuse de la société française, dont on ne peut calculer les conséquences.
Les psychanalystes y sont d’autant plus sensibles que l’ordre symbolique est en plein remaniement, bouleversant les traditions, les mœurs, les structures fondamentales de la société comme de la famille. Les dispositifs qui permettaient l’intégration, voire l’assimilation des individus dans une société, toute la puissance syncrétique du politique ont volé en éclats.
Le déclin du commun s’accompagne d’une poussée planétaire de ségrégation. La réponse de la psychanalyse est partout et toujours antiségrégative. Elle amène le sujet à prendre ses distances avec les identifications de masse, celles qui poussent toujours les individus à se situer dans un groupe contre un autre : eux et nous.
« LA RHÉTORIQUE DE MARINE LE PEN, POURTANT DÉDIABOLISÉE, EXCITE LA FORME SOCIALE LA PLUS PERNICIEUSE DE LA PULSION DE MORT »
Or, la rhétorique de Marine Le Pen, si dédiabolisée pourtant, au point que le Front national a été comme normalisé par les médias et la classe politique, flatte et excite constamment, sans relâche, la forme sociale la plus pernicieuse de la pulsion de mort, que l’on pourrait appeler la « pulsion ségrégative ». Elle exacerbe les tendances qui portent à l’affrontement du nous contre eux. Un tel programme est fait pour enflammer la haine, susciter des ébauches de guerre civile, et justifier le démantèlement de l’Etat de droit, l’instauration corrélative d’un pouvoir autoritaire et, un jour, la pratique du nettoyage ethnique, conçu comme le seul moyen de rétablir l’identité du peuple.
C’est la thèse explicite d’un essayiste comme M. Zemmour, qui ne voit dans l’Etat de droit qu’un gouvernement des juges. Cet idéologue rallie les suffrages de l’extrême droite et, malheureusement, d’une partie de l’électorat qui s’attachait jusqu’ici aux valeurs de la droite républicaine.
La main qui vote
L’expérience quotidienne de la pratique de la psychanalyse permet de savoir que la haine est un ressort majeur de notre subjectivité, qu’elle est au cœur de l’expérience humaine. Quand tous les semblants sociaux et politiques vacillent, au moment du vote solitaire dans l’isoloir, à l’abri de tous les regards, y compris celui de la conscience morale, c’est l’inconscient qui prend la main, la main qui vote. Manière de comprendre la sentence de Lacan : « L’inconscient, c’est la politique. »
C’est un contresens que de penser qu’une psychanalyse conduit à suivre son inconscient. Une psychanalyse conduit à mettre au jour son inconscient précisément pour désactiver tout ce qui nuit au sujet dans sa vie personnelle et dans sa vie sociale, les tendances les plus sombres, les plus délétères, que l’on découvre en soi comme plus fortes que soi. Curer en lui ces penchants obscurs peut permettre au sujet de s’inscrire dans un lien social authentiquement civilisé.
Bref, la psychanalyse, c’est l’exact envers du discours du Front national. C’est pourquoi des psychanalystes aux obédiences les plus variées se sont réunis pour appeler leurs concitoyens à voter avec eux contre les partisans de la haine. Avant même le lancement de cet « Appel des psychanalystes » sur le site Change.org, celui-ci a reçu de nombreux soutiens de psychanalystes à l’étranger, mais aussi de psychologues et de nombreuses personnalités du monde intellectuel et artistique.
Christiane Alberti signe cette tribune au nom d’un collectif à l’initiative de l’« Appel des psychanalystes ». Elle est la présidente de l’Ecole de la cause freudienne (d’obédience lacanienne).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire