Une passionnante correspondance entre Sigmund Freud et le psychiatre suisse Eugen Bleuler.
LE MONDE DES LIVRES | | Par Elisabeth Roudinesco (Historienne et collaboratrice du "Monde des livres")
Lettres 1904-1937 (« Ich bin zuversichtlich, wir erobern bald die Psychiatrie. » Briefwechsel 1904 - 1937, de Sigmund Freud et Eugen Bleuler, édité par Michael Schröter, traduit de l’allemand par Dorian Astor, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 310 p.,.
Ce volume de correspondance réunit vingt-quatre lettres de Freud (1856-1939), cinquante-cinq d’Eugen Bleuler et cent quarante-sept pages de commentaires de divers auteurs. Il s’agit donc autant d’un échange épistolaire entre deux hommes que d’un colloque à propos de celui-ci.
Psychiatre de Suisse alémanique, hygiéniste de tradition paysanne et adepte d’un combat sans merci contre le fléau de l’alcoolisme, Eugen Bleuler (1857-1939) était un aliéniste original, inventeur entre 1906 et 1911 des concepts de schizophrénie et d’autisme, et directeur de la prestigieuse clinique du Burghölzli, située sur la colline boisée du quartier de Riesbach, à Zurich. Là étaient accueillis, au début du XXe siècle, de riches patients venus de toute l’Europe et atteints de troubles mentaux. Une sorte de sanatorium semblable à celui décrit par Thomas Mann dans La Montagne magique (1924).
Contre la tradition de la psychiatrie d’Emil Kraepelin, centrée sur la classification des maladies de l’âme, Bleuler préconise une approche dynamique fondée sur l’écoute de la souffrance des patients, sur le déchiffrement de leur langage et sur la compréhension de leur délire. En d’autres termes, comme Freud, il rejette les conceptions normatives de la folie qui ne s’occupent guère d’améliorer le sort des aliénés.
On comprend alors pourquoi la méthode psychanalytique est reçue avec enthousiasme par les jeunes psychiatres – Carl Gustav Jung ou Karl Abraham notamment – qui viennent suivre l’enseignement de Bleuler au cœur de cette magnifique citadelle, laquelle devient, en quelques années, la « terre promise » du freudisme. Freud n’était pas psychiatre, il s’occupait des névroses et donc de patients urbanisés qui lui rendaient visite à Vienne.
Rupture entre Freud et Jung
Tout au long de cet échange épistolaire entre deux médecins de la même génération, on découvre à quel point Bleuler est envoûté par l’intelligence du maître viennois, tout en restant réservé sur l’extension de la théorie sexuelle et sur la capacité de Freud à soigner des psychotiques. Quant à ce dernier, il songe surtout à développer sa doctrine en milieu hospitalier et hors du domaine des névroses.
A mesure que Jung se rapproche de Freud, il se détache de Bleuler. Et quand intervient la rupture entre Freud et Jung, en 1913, Bleuler continue à échanger des lettres avec Freud. Les années passent et les deux hommes parlent volontiers de leurs patients, de leurs maladies et de la vieillesse qui les étreint. Dans une très belle lettre de 1925, Freud se souvient des années flamboyantes de la Belle Epoque : « Votre longue lettre a éveillé en moi le souvenir de l’époque où nous étions frères d’armes. Je ne puis qu’approuver votre choix d’accorder plus de valeur à ce qui nous unit qu’à ce qui nous sépare et je suis prêt à faire de même. Nos différences de conceptions s’expliquent sans doute par le fait que vous pratiquez la psychiatrie et essentiellement la psychiatrie, tandis que moi, depuis bientôt trente ans, je ne fais rien d’autre que de l’analyse, encore et toujours de l’analyse. »
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