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mercredi 21 décembre 2016

Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision

En France, plus de 60 000 femmes auraient été excisées. Si les chirurgies réparatrices existent, le plus dur est souvent de réussir à parler de ce traumatisme.
LE MONDE  • Mis à jour le  | Par Ondine Debré
ALINE BUREAU
Aujourd’hui, Mintou est une jeune femme « réparée ». Réparée ? C’est-à-dire qu’elle n’est plus excisée, et c’est important pour elle de le dire : « J’ai été excisée bébé à Paris. J’avais à peine quelques jours. J’ai vécu incomplète jusqu’à mes 25 ans. Je suis une autre femme, je suis réparée, je suis complète. »
La réparation dont parle Mintou, ce n’est pas uniquement celle de son clitoris, même si elle a été pratiquée il y a huit mois, mais celle de son identité de femme, de son psychisme, de tout son être en somme. Un équilibre retrouvé entre son corps et son esprit, grâce à l’opération et grâce à la prise de conscience qui l’a accompagnée. Pour la psychanalyste Catherine Bensaïd, le traumatisme de l’excision est comparable à celui du viol : « Ces femmes qui ont été agressées dans leur intimité sont fragilisées de façon irrémédiable. »

Les Nations unies estiment que plus de 200 millions de filles ont subi une forme de mutilation génitale féminine dans les 29 pays d’Afrique et du Moyen-Orient où la pratique est la plus courante. La plupart des pays d’Afrique interdisent et condamnent officiellement les mutilations sexuelles féminines. Cependant, un pays comme l’Egypte, qui la prohibe depuis 2008, compte 91 % de femmes de 15 à 49 ans excisées, selon un rapport de l’Unicef en 2013.
En France, même si les chiffres sont difficiles à établir, on estime à plus de 60 000 le nombre de femmes excisées. Et selon la fédération GAMS (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles), 350 excisions sont encore perpétrées chaque année – estimation basse. Le 23 novembre, le ministère des droits des femmes a présenté un cinquième « plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes », dont trois mesures visent à renforcer la prévention de l’excision et à maintenir un accompagnement solide auprès des femmes et fillettes concernées.
Pour ceux qui la pratiquent, l’excision est censée préserver les femmes de l’infidélité lorsqu’elles seront mariées. Privées de plaisir, elles n’iront pas le chercher ailleurs. A tel point qu’une fille qui n’est pas excisée n’est pas bonne à marier. Il importe de pré­ciser qu’aucun précepte religieux n’exige cet acte sanglant.
« Suis-je excisée ? »
Quant à la question de savoir si l’on peut vivre sans clitoris, la réponse est non. Sur le plan physique, gynécologues et urologues sont formels : une ablation entière du clitoris, avec ou sans les petites lèvres, entraîne de nombreux problèmes qui peuvent mettre en péril la santé des femmes, et des enfants à naître. « La cicatrice est une zone plus dure, et lors de l’accouchement, le passage du bébé a de fortes chances de disloquer cette cicatrice », explique l’urologue Pierre Foldès, spécialiste de la réparation des mutilations sexuelles chez la femme. Ces femmes mutilées ne ressentent aucun plaisir sexuel. Pire, les relations sexuelles sont pour la plupart douloureuses ou inconfortables. Enfin, une femme excisée sur trois souffre de fuites urinaires toute sa vie.
D’origine malienne, Mintou n’avait pas un mois quand elle a été « coupée » à Paris par la célèbre exciseuse Hawa Greou, qui sera condamnée à huit ans de prison (dont cinq ans ferme) en 1999. C’est sa mère et sa grand-mère qui l’ont emmenée. Comme quatre de ses cinq autres sœurs. Avec un couteau auquel elle prêtait la force des esprits, l’exciseuse a tranché le clitoris du nourrisson d’un geste sûr et ferme, que sa mère et sa grand-mère répétaient jadis. Une excision de « type 1 », comme le dira plus tard le docteur Foldès à Mintou : seul le clitoris a été découpé, l’exciseuse a épargné les petites lèvres.
La petite fille grandit dans une large fratrie joyeuse, retourne souvent au Mali et ne parle jamais de son sexe à sa mère. « J’ai grandi dans l’amour de mes parents. Mon père était homme de ménage, il s’est battu pour nous faire vivre. Je savais que, chez nous, les filles étaient coupées, mais c’était tabou, on n’en parlait jamais », explique-t-elle. Si bien qu’à la mort de sa mère, quand elle a 18 ans, Mintou ressent une peine immense, bien sûr, mais aussi le besoin de savoir. Elle prend rendez-vous avec un gynécologue, et demande du tac au tac au médecin : « Suis-je excisée ? » La réponse ne la surprend pas.
Frédérique Martz, qui travaille auprès des femmes mutilées à l’Institut en santé génésique de Saint-Germain-en-Laye, explique que certaines grandissent sans vraiment savoir qu’elles sont excisées, et l’apprennent fortuitement au cours d’une consultation, lors d’une grossesse, par exemple. « Mais pour toutes celles que j’ai rencontrées, dit-elle, le fait d’être excisée provoque de grandes souffrances psychiques, que le tabou qui pèse sur cette pratique n’aide pas à apaiser. »
« La réparation ne suffit pas »
A quoi ressemble un clitoris ? Cette question hante les femmes excisées. L’image du petit appendice et le rôle qu’il joue dans le plaisir qu’on leur a retiré n’en finissent pas d’alimenter l’imagination de ces femmes incomplètes. Si bien que, parfois, Mintou, qui est aide-soignante, laisse glisser son œil sur le sexe de ses patientes. Discrètement, fortuitement, elle essaye de voir, à l’occasion d’un soin, ce qui se cache entre les jambes des femmes intactes.
« Je voulais voir ce que c’était qu’un sexe de femme normale. Puis j’ai parlé de mon excision à mon père : il était désolé, et regrettait que ça soit arrivé. Nous en avons beaucoup discuté, et je n’en ai jamais voulu à mes parents », raconte la jeune femme qui, quelques années après, décidera de se faire réparer dans la clinique du docteur Foldès. Le duo que ce dernier forme avec Frédérique Martz a permis à plus de 5 140 femmes de retrouver leur intégrité physique grâce à cette opération, remboursée par la Sécurité sociale, et pour la majorité d’entre elles de se réapproprier leur vie sexuelle.
« Je ne pousse pas forcément à la chirurgie, dit Frédérique Martz. Le travail est long : la réparation en tant que telle ne suffit pas, il y tout un travail de réadaptation à faire que nous accompagnons en post-opératoire. Cela passe par des massages du clitoris tout juste sorti, et certaines femmes, notamment musulmanes, s’y refusent au début. Mais sans cela, le plaisir ne vient pas. » La praticienne reçoit souvent des appels affolés de femmes dont les sensations tardent à venir. Parfois, ce sont des photos de leur sexe que les femmes envoient, pour être sûres que tout évolue bien…
Aïda, 32 ans, attend pour une consultation de contrôle un mois après son opération. Son profil tendu se dessine dans la lumière de la salle d’attente, et ses cheveux frisés tirés en arrière forment une couronne autour de son visage. Même si aujourd’hui elle va bien, la colère perce dans sa voix quand la jeune femme raconte son histoire.
« Je suis peule et originaire de Guinée-Conakry, mais j’ai grandi en Sierra Leone. Chez nous, les filles sont excisées vers l’âge de 6 ou 7 ans. On ne questionne pas ces traditions, cela doit être fait, raconte-t-elle, J’ai tout gardé en mémoire : la maison sale que je ne connaissais pas, le pagne ensanglanté à même le sol, la peur qui m’a envahie en sentant ces femmes me saisir, les cris que je poussais, et la douleur quand elle a dû s’y prendre à plusieurs fois… Je pourrais retrouver l’endroit sans aucun doute. C’est ma grand-mère qui m’a emmenée, elle me parlait d’étape initiatique. J’y repense tous les jours, dix fois par jour… »
Aujourd’hui, la jeune femme se sent renaître, quasiment au sens propre du terme : « On m’a enlevé une partie de moi, et il m’était difficile de m’identifier réellement. J’ai une fille de 6 ans aujourd’hui, et j’avais honte de la regarder, je n’arrivais pas à lui laver l’entrejambe quand elle était petite. » Une détestation de cet endroit du corps que l’on retrouve chez les femmes violées.
De l’opération, Aïda garde un souvenir ­angoissé, car le geste chirurgical, même s’il n’est ni très long ni très douloureux, a ­réveillé les souvenirs de l’excision. « Mais ça en vaut la peine, je suis une femme entière maintenant. J’ai parlé à ma mère de l’excision et de l’opération, il y a une semaine. Nous nous sommes réconciliées d’une certaine façon, car elle aussi souffrait de m’avoir laissé exciser », dit-elle.
Traditions, éducation, soumission
Cette jeune femme volontaire a toujours été maîtresse de son destin : élevée dans une famille de garçons, elle s’est battue petite pour échapper à l’école en arabe, et a réussi à aller avec ses aînés à l’école anglaise. Arrivée en France à 19 ans, mariée à 20 ans, elle quitte ce premier compagnon pour qui l’absence totale de plaisir sexuel chez son épouse n’est pas un problème. C’est avec son nouveau mari qu’elle a parcouru tout le chemin qui l’a menée jusqu’à la salle d’opération, et qui la conduira, quand elle l’aura décidé, à une vie sexuelle qu’elle espère épanouie et heureuse.
Ces histoires de femmes sont des histoires de familles, des destins où se mêlent traditions, éducation et soumission à un modèle patriarcal qu’il est impératif aux nouvelles générations d’abandonner, si elles veulent mettre un terme à la pratique de l’excision. La France, où certaines sont nées et où d’autres ont grandi, condamne comme un crime l’excision et toutes les mutilations sexuelles. Dans la loi, l’auteur de l’acte et le responsable de l’enfant mutilé sont passibles de dix ans de réclusion et 150 000 euros d’amende.
A l’Hôtel-Dieu, à Paris, dans le service des urgences médico-judiciaires consacré aux victimes, la chef de service, Caroline Rey-Salmon, et Céline Deguette mettent leur savoir-faire de médecins légistes au profit de la protection des femmes et des petites filles, contre l’excision. Des petites filles, dont la protection maternelle et infantile (PMI) où un directeur d’école a fait le signalement à la brigade des mineurs comme étant excisées ou risquant de l’être, leur sont envoyées. A charge pour l’équipe de poser un diagnostic sûr.
Se battre contre cette pratique
« Quand une fillette nous arrive parce que ses parents ont projeté de l’emmener au pays pendant les vacances, nous vérifions son état. Si elle n’est pas excisée, les parents sont tenus de nous la ramener au retour des vacances. Elle doit être intacte, sinon, la justice se met en ­marche pour les punir », explique Caroline Rey-Salmon. En prévenant le risque d’excision par des consultations d’enfants « à risque » et en condamnant les parents dont les fillettes ont été mutilées, la France protège de son mieux les femmes qui sont sur son sol. Mais cela ne suffit pas toujours.
Assa a aujourd’hui 25 ans, vit dans le nord de Paris, prépare un diplôme universitaire, vit avec son fiancé. Assa est une jeune femme de son temps. A un détail près : elle aussi a été excisée à Paris quand elle avait 2 ans. Elle l’a appris par intuition. Le sujet est si tabou qu’elle a dû attendre ses 20 ans pour en parler à ses parents, bien des années après qu’ils furent condamnés par la justice française.
Aujourd’hui, elle ne leur en veut plus, dit-elle, mais désire se battre contre cette pratique sanglante. « De quel droit ont-ils pu disposer du corps de leur enfant ainsi ? Si vous dites à la génération de mes parents qu’ils sont des barbares, vous n’arriverez à rien, il faut plus de diplomatie et plus d’empathie aussi », tente-t-elle.
Ce qui la frappe, c’est qu’autour d’elle, ses amies si parisiennes, si complètement assimilées à la culture de leur terre natale, la France, sont presque toutes excisées. Des femmes au milieu desquelles Assa se lève pour témoigner : « Je suis fière d’être porteuse de ces deux cultures. L’Afrique coule dans mes veines, mais jamais je ne ferai couper ma fille. C’est à notre génération de briser la chaîne et de casser les ­lames des exciseuses. »

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