Membre de l’Académie tunisienne, Fethi Benslama est psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université Paris-Diderot. Auteur de Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman (Seuil, 160 pages, 15 euros), spécialiste de la « radicalisation », il insiste sur le risque d’amplification du crime de ces individus suicidaires si les médias révèlent et mettent en scène leurs identités.
Le carnage du 14 juillet à Nice franchit-il, selon vous, un nouveau palier dans l’exercice de la terreur ?
Il s’agit d’une nouvelle variante dans les actes de terreur, qui aggrave notre sentiment d’insécurité. Un banal camion que n’importe qui peut louer, pendant la grande fête nationale, dans un lieu complètement ouvert, pour tuer en masse des promeneurs paisibles, sans distinction, malgré la présence policière. Si l’on ajoute à cela que son auteur n’a pas été repéré par les services de renseignement, cette variante a la particularité de déjouer tous les paramètres habituels de la surveillance. Elle veut confronter l’Etat à l’impuissance et le pays au désespoir de pouvoir se protéger. Si c’est n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, avec n’importe quoi, alors le sentiment de vulnérabilité est radical, et la détresse peut conduire à des réactions de défense extrêmes qui sapent les fondements de l’Etat de droit et la cohésion de la nation. Le terrorisme appelle à une surenchère de protection, vers un type de défense auto-immunitaire où l’organisme se détruit lui-même en se défendant. Il faut de l’intelligence collective pour ne pas y céder, les Français ont des ressources pour y résister ensemble.
Pourquoi l’auteur du massacre a-t-il souhaité – comme beaucoup d’autres – laisser des traces de son identité ?
Ceux qui commettent ces actes veulent être connus et reconnus, ils escomptent une gloire planétaire d’autant plus grande qu’elle est sanglante. Il s’agit de l’un des ressorts qui conduisent des individus anonymes, de petits délinquants dans plusieurs cas, se considérant eux-mêmes comme insignifiants, à devenir le point de mire de tout un pays, à accéder à une renommée mondiale et, pour la mouvance à laquelle ils appartiennent, à devenir des héros. Aussi soignent-t-ils leur communication avant le passage à l’acte meurtrier. Plus banalement, ils veulent qu’on entende parler d’eux. Ils signent leurs dévastations en laissant les moyens de les identifier rapidement pour être en phase avec la vitesse médiatique. C’est pourquoi, on peut dire que la communication devient pour eux la continuation de la terreur par d’autres moyens.
Les médias devraient-ils donc être plus prudents avant de « stariser » ces tueurs avec la mise en scène de leurs visages, de leurs photos ?
Il est temps pour la médiasphère de tirer les conséquences éthiques et politiques face à cette stratégie de la terreur, en refusant leur utilisation comme amplificateurs du crime, en ne leur offrant pas la renommée par l’abjection. Pourquoi pas un pacte par lequel tous les médias s’engagent à ne mentionner les tueurs que par des initiales, à ne pas publier leurs photos, à ne pas donner de détails biographiques qui permettent de les identifier ? Les autorités judiciaires devraient y penser aussi. Le même engagement pourrait être pris par les usagers des réseaux sociaux. Même si tout le monde n’y souscrira pas, nous le savons, ce pacte limitera le rayon de leur action auto-glorifiante. Il faut avoir conscience de la puissance attractive de cette renommée sur des esprits labiles, voire dérangés, pour lesquels devenir célèbre quelques jours vaut un massacre.
D’où vient ce désir sacrificiel d’une fraction de la jeunesse issue de l’immigration maghrébine et qui touche également les « convertis » ?
Le sacrifice individuel sur le plan psychologique procède d’une conviction insensée que c’est Dieu qui le désire. Certains se font les porte-voix de ce désir de Dieu et le transforment en une angoisse qui cherche quelqu’un pour l’apaiser. Mais, n’importe qui ne répond pas à ce supposé désir de Dieu, il faut des failles personnelles importantes qui font que quelqu’un se croit destiné à être à la fois le sacrificateur et le sacrifié au service d’une cause suprême, celle d’une communauté perçue comme victime. Pour le dire autrement, ce sont des suicidaires dont la haine effroyable vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres est anoblie par sa conversion en sacrifice. S’il y a trouble, ils sont le plus souvent responsables de leurs actes. Ce n’est pas à travers le discours idéologique manifeste que l’on peut détecter ces cas, ni par une lecture purement sociologique, il faut d’autres outils d’analyse.
Au-delà des structures de « déradicalisation », comment la France peut-elle endiguer la menace ? Après les attentats de janvier 2015, il fallait tout changer, de l’école à la politique. Pourquoi, aujourd’hui, ne parle-t-on que de sécurité alors que même l’état d’urgence ne permet pas d’endiguer la menace ?
« Déradicalisation » n’est pas la notion adéquate et les mesures de sécurité, pour nécessaires qu’elles soient, seront toujours insuffisantes, même si elles sont perfectibles. Il faut aujourd’hui recourir aux forces de l’intelligence collective en France, sur le plan de la recherche en sciences humaines, sur le plan de l’action sociale, dans l’éducation, au niveau de la politique locale pour retisser des liens défaits. Il faut rassembler et mettre en concertation l’ensemble de ces forces. Nous attendons du gouvernement cette action d’envergure. Mais il ne faut pas oublier que c’est la guerre qui élève à un moment donné le niveau courant de la cruauté individuelle et collective.
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