LE MONDE DES LIVRES | | Par Bertrand Leclair (écrivain)
Branques, d’Alexandra Fritz, Grasset, « Le courage », 160 p.,.
Bigre. Voilà un fort mauvais titre, se dit-on d’abord, pour un premier roman qui semble mal ficelé, l’auteure se dispensant de narrateur pour enfiler des chapitres où alternent les voix de personnages qui n’ont en partage que la salle commune de l’hôpital psychiatrique où ils errent, gonflés à l’hélium des psychotropes. Bibliothécaire, née à Bordeaux en 1979, Alexandra Fritz ne s’est pas davantage embarrassée de modestie, l’envoyant valser dès la citation placée en exergue : Michel Foucault y revient d’entre les morts attendre d’un livre qu’il « ne se donne pas lui-même le statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront bien le réduire », et soit « à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure ».
Mais pourquoi diable prétendre ajouter sa pierre à la bibliothèque si ce n’est avec l’ambition démesurée de la bousculer pour la rappeler à l’ordre du vivant, et citer les phrases d’Omar Khayyâm, de Nietzsche ou de Pessoa comme les talismans qu’elles savent être, encore, lorsqu’on compte « sur l’art pour ne pas mourir de la vérité » ? Et comment prétendre faire une histoire bien ficelée façon point de croix quand il s’agit de laisser parler des existences décousues sinon déchiquetées, précisément ?
Les personnages de Branques ont tous déraillé, Jeanne la première. Son journal occupe la majeure partie du livre, dont le titre semble avoir été changé in extremis : sur le communiqué de presse qui accompagnait le jeu d’épreuves destiné aux journalistes, il s’intitule encoreChambre 203. C’est en effet celle où l’infirmier a conduit Jeanne, internée pour la deuxième fois après une nouvelle tentative de suicide à la mort-aux-rats : « J’ai grincé Jamais 203, c’est un signe. Il m’a souri, il m’a répondu qu’il n’avait jamais vu les choses sous cet angle. (…)C’est un classique. Les jeux de mots s’emboîtent, et moi, je les dis tout haut car je suis encore plus cartonnée qu’eux. »
Jeanne n’est certes pas la plus atteinte, elle sortira avant So-Called Isis ou Tête d’ail. La première, qui a donc décidé de ne plus s’appeler « Mélanie comme tout le monde », essaie de rattraper ses propres phrases devant le médecin, « tentant de paraître guérie sans parvenir à maîtriser sa parole ni l’errance et le feu de son regard », l’autorisation de sortir pour retrouver sa fille attendra. Le second n’aime rien tant qu’« ensuquer les gens », comme dit sa mère, c’est-à-dire « faire le chien. Je suis, du verbe suivre, je suis du verbe être » – tant il est vrai que« les chiens ne se posent pas de questions sur l’existence ou sur rien, ils fourrent leur truffe et leur trique là où ils veulent et je les envie ».
Errance glauque
Jeanne ne raconte rien, elle ne veut surtout pas faire d’histoires (l’histoire des uns et des autres se déploie toute seule, de toute façon, le lecteur y pourvoit) ; la médiation de son carnet est une façon de se relever en s’arrachant à « cette déambulation grisâtre aux effluves de tabac ». Elle capte, enregistre, restitue ce sentiment d’errance glauque aux côtés d’autres spectres qui se frappent le front, font des crises d’angoisse, hurlent jour et nuit qu’ils ne peuvent plus, ne peuvent pas, ne pourront jamais, ou de celle-là qui « ne maîtrise plus la parole, son gargouillis annonce un changement de vitesse imminent, on jurerait qu’elle s’apprête à passer la quatrième ». Jeanne n’écrit pas, elle note pour marquer la page au sens physique du mot, la ranimer de phrases cinglantes.
Ecrire est sur-vivre, dans ses propres mots au moins : vivre un tout petit peu au-dessus de la mort qui passe sous les phrases, chercher une bouffée d’air, s’extraire d’un élan de rage.
A sa manière décousue et désaccordée, Branques répond avec une force indéniable à l’injonction première de la littérature : « Chante la colère », lit-on à la première ligne de l’Iliade. Mais c’est plutôt de rage qu’il s’agit ici, quand la colère ne peut jaillir qu’à s’adresser à quelqu’un, serait-ce Dieu, alors que la rage nous saisit seul au monde, à se taper la tête contre les murs du langage, sans plus aucune adresse, alors qu’on ne peut pas vivre comme ça, qu’il est littéralement vital de rendre la vie aux mots, et les mots à la vie.
A tous les contempteurs de la littérature qui nous annoncent le triomphe de l’e-décervelage, voilà un premier roman en forme de cinglant démenti : non, évidemment que notre époque pas plus qu’aucune autre n’en a fini avec la littérature, sa nécessité, qui ne disparaîtra que le jour, peut-être, où la vie sera capable de se suffire à elle-même, ainsi que disait Fernando Pessoa.
Extrait de « Branques »« Comme on trace des croix sur les murs ou un cadran solaire sur le roc, je me fabrique un agenda dès le premier jour, constatant au moment de noter mes rendez-vous, psychiatre, psychologue, prise de sang, examen, visite, seule, que je n’aurai sinon aucune prise sur quoi que ce soit et larguée au dernier degré ne pourrai jamais remonter la pente de mon identité.L’exemplaire est en papier, feuilles A4 coupées, pliées, striées de cases tracées à la règle que j’emprunte au bureau infirmier (…). Malgré ces efforts, je me rendrai vite compte, lorsqu’une autre patiente sera intéressée pour imiter ma démarche, que quelque chose cloche depuis le début dans ma nomination des jours et que, si la date est bonne, ce n’est pas un mardi et que tout est décalé. »Branques, page 32
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