LE MONDE | | Par Loup Espargiliere
« Il faut qu’on arrête de prendre les gens de la rue pour des bouts de viande. De les prendre sans cesse le soir pour leur demander de partir le matin ! », tempête Philippe Fernandez, « clochard » pendant plus d’une dizaine d’années, aujourd’hui bénévole pour plusieurs associations d’aide aux sans-abris. C’est aussi l’une des recommandations faites par la Fondation Abbé-Pierre dans son 21e rapport annuel, publié jeudi 28 janvier : mettre un terme au renouvellement sans fin de l’hébergement d’urgence pour des SDF brinquebalés de foyer en foyer, sans perspective de trouver un logement stable. Face à ce constat, reformulé chaque année par les associations d’aide aux sans-abri, certains centres d’hébergement tentent d’offrir des solutions durables à leurs pensionnaires. C’est le cas des Enfants du canal, rejetons des Enfants de Don Quichotte, un mouvement né en 2006 de l’occupation des bords du canal Saint-Martin.
Dans leur centre de la rue Vésale, l’ancienne permanence de Jean Tiberi, ex-maire (UMP) de Paris puis du 5e arrondissement, les travailleurs sociaux accueillent une trentaine de pensionnaires « en CDI », selon les termes de Christophe Louis, directeur de l’association.« Tant qu’ils n’ont pas de solution d’hébergement durable, ils restent ici. Il n’y a pas de durée préétablie, c’est anxiogène pour eux. »
On y est comme chez soi
Certains restent trois mois, d’autres plusieurs années. Occupant de la chambre 44, Doru Pavaloaie, 60 ans, est arrivé de Roumanie avec femme et enfants à la fin des années 1980, en tant que dissident politique du régime de Ceausescu. En France, il enchaîne les galères, y compris judiciaires : « Après une vie de combat, je ne savais pas comment me comporter ici. Je n’ai pas compris que les gens étaient gentils. » Il est balayeur, travaille dans l’import-export, les transports, « des trucs comme ça ». Sa femme et ses trois enfants sont repartis vivre en Roumanie. Lui est resté.
Tombé au revenu de solidarité active (RSA) peu de temps après la fin d’un CDD à la RATP, il n’est plus capable de payer le loyer de son « petit trois-pièces ». Il se retrouve à la rue en juillet 2015. Il se souvient : « Quelle chaleur ! Le pire, c’est que je ne pouvais pas me laver. J’étais sale, je dormais dans les parcs. Un vrai clochard. » Il passe ses soirées estivales assis sur le parvis de Notre-Dame du Rosaire, dans le 14e arrondissement : « Les gens ont commencé à me donner de l’argent… J’avais honte, vous n’avez pas idée. » Jusqu’au jour où une passante le présente à un assistant social qui lui permet de revenir dans la boucle, après un mois et demi de rue. Il est alors mis en relation avec Les Enfants du canal.
Ici, on se refuse à encourager l’assistanat
« Ce centre, c’est la seule vraie solution, explique-t-il. Il y a une pression terrible quand chaque soir tu dois appeler le 115, que tu dois changer d’endroit tous les trois mois… C’est un engrenage infernal où tu ne peux pas avancer. Ici, on peut se poser et prendre des vraies décisions. » Rue Vésale, chacun des pensionnaires a sa clé. On y est comme chez soi, libre de décorer sa chambre, d’y accueillir son ou ses chiens ; dans les autres centres, les maîtres doivent se séparer de leurs animaux. « Une double peine », glisse l’un des habitants. L’alcool est interdit dans les parties communes mais toléré dans les chambres, « parce que l’on considère que c’est une maladie », indique Christophe Louis.
Ici, on se refuse à encourager l’assistanat. Les résidents se relaient pour faire le ménage, mitonnent leurs propres repas. Pas de docteur sur place : lorsqu’ils ont besoin d’une consultation, ils sont accompagnés au dehors – « ils vont voir les médecins comme vous et moi », explique le directeur.
Philippe Fernandez, 56 ans dont dix-huit sans domicile fixe, est un ancien occupant de la chambre 44. Aujourd’hui locataire d’un T2 cosy près de la porte de Vanves (14e arrondissement), lui a eu besoin de médecin, comme beaucoup de ceux qui vivent trop longtemps dehors. Il y a encore un an, il pesait près de 200 kg. Magasinier chez General Motors, il se retrouve au chômage en 1983,à la suite d’un plan social, puis descend au « fond du puits » : en un an, sa femme part avec les enfants et il est expulsé de son HLM. Au bout de quelques années, sa santé se détériore gravement à cause d’une alimentation exécrable. Lors d’une maraude, il rencontre des travailleurs des Enfants du canal qui l’invitent à prendre un café dans leurs locaux. L’association finit par lui trouver une place dans l’un de ses centres, situé près de Denfert-Rochereau. « Les premières nuits, je n’y ai pas dormi. Je ne voulais pas m’enfermer, j’avais peur de manquer d’air. » Il lui aura fallu encore trois semaines avant d’accepter de dormir dans son lit plutôt que sur le sol.
« Renvoi d’ascenseur »
« Le médecin m’avait dit à l’époque : si vous n’êtes pas soigné, dans six mois vous êtes mort », se souvient-il, des sucrettes et du chocolat noir sur un coin de table. Il passe cinq ans dans les locaux de l’association. Pendant ce temps il se soigne, surveille son alimentation et finit par être opéré : il redescend à 90 kg. Une fois installé chez lui, en septembre 2015, titulaire d’un poste d’auxiliaire de vie scolaire auprès d’adolescents handicapés, il se sent capable de retrouver sa famille, dix-huit ans après. Ses filles ont grandi, il découvre qu’il est grand-père. Pour le réveillon de Noël, il veut gâter ses petits-enfants.
Celui qui considère les Enfants du canal comme sa famille consacre bénévolement une partie de son temps dans différentes associations, un « renvoi d’ascenseur ». Parmi celles-ci, le collectif Morts de la rue. Philippe Fernandez désespère de l’inaction des pouvoirs publics et s’emporte : « On a enterré 500 personnes l’an dernier ! J’ai proposé qu’en juin, on dépose 500 cercueils entre le Trocadéro et le Mur pour la Paix. Il faut choquer les gens, il n’y a pas d’autre solution. »
Depuis la fenêtre de la chambre 44, à deux pas de la rue Mouffetard et du quartier Latin, Doru Pavaloaie aperçoit la tour Eiffel, le Panthéon et la tour Montparnasse. Pour ce féru d’histoire et amateur de belles lettres, « c’est le comble », rit-il. Lui se sent heureux, « pas diminué, pas frustré », par son passage dans la rue, « une expérience », somme toute. Il doit encore acheter deux ou trois tableaux pour finir sa décoration. A son départ du centre, il les laissera aux pensionnaires suivants. Dans la vie comme dans le centre, confie-t-il, « on est tous de passage ».
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