LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 26.10.2015 | Par Florence Rosier
Chez Martine Bungener, la courtoisie naît d’une
authentique attention à autrui. Un autrui qu’elle sonde dans ses comportements
de recours aux soins. Qu’elle scrute dans sa diversité sociale. Et qu’elle
écoute, toujours, dans la singularité de son parcours de vie. « Je m’intéresse
aux histoires des gens. » C’est que cette directrice de recherche émérite au
CNRS est, à 66 ans, autant sociologue qu’économiste de la santé.
Ce double regard fait l’originalité de sa
trajectoire. D’autant que ce regard semble aimanté par les « oubliés » du
système de santé. Ceux dont les maux ou les difficultés ont longtemps été
négligés : les familles qui s’occupent d’un proche atteint d’une maladie
mentale, par exemple. Mais aussi ceux dont la place ou les compétences sont
longtemps restées méconnues, comme les associations de patients.
Croisade
Quel ressort anime donc la chercheuse, dans cette
croisade en faveur des personnes vulnérables ? « Au-delà de ma carrière
universitaire, j’ai voulu accompagner une transformation sociale en santé. »
Après des études secondaires « dans un lycée catho, pas un très bon souvenir
», elle entreprend des études d’économie à l’université de Nanterre – un an
avant Mai 68 – qu’elle complète très vite par un cursus de sociologie. « La
médecine m’intéressait, mais on m’a dit “ce n’est pas pour les femmes” ! A
Nanterre, j’ai découvert un milieu très vivant, avec de vrais débats. Cela m’a
donné des clés pour comprendre un monde que j’ignorais, ayant vécu dans une
famille traditionnelle. »
Sa rencontre avec le professeur Emile Levy sera
déterminante : il crée une option « économie de la santé », inédite en France.
Puis, en 1971, il ouvre une unité de recherche : Martine Bungener sera la
première personne qu’il recrutera. En 1977, elle entre au CNRS. Des années «
exaltantes », à la fois marquées par de réels progrès médicaux et par une
croissance massive des dépenses de santé. « Des Cassandre commençaient à
s’inquiéter. J’ai voulu comprendre ces nouveaux comportements de recours aux
soins. Nous avions une fantastique liberté de recherche. Je mesure ma chance.
»
En 1986, Philippe Lazar, alors directeur de l’Inserm,
crée un laboratoire consacré à l’analyse sociale de ces transformations du
monde de la santé, le Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé
mentale, société (Cermes). Martine Bungener rejoint cette structure. Elle
contribue à sa vocation pluridisciplinaire avec sa première directrice,
Claudine Herzlich. En 1997, elle en prend les rênes jusqu’en 2009, consolidant
l’édifice en recrutant des historiens, des anthropologues… Ce laboratoire est
devenu « un des centres les plus importants dans son champ en Europe », selon
son site.
Approche
pluridisciplinaire
« Martine Bungener est d’une génération à qui nous
devons beaucoup. Elle a montré la légitimité des sciences sociales dans le
champ de la santé », témoigne Patrick Castel, 41 ans, sociologue de la
médecine (Sciences Po Paris). « Les outils du sociologue sont un atout,
confirme-t-elle. Si vous ignorez comment se passe une consultation médicale,
par exemple, vous ratez des choses. »
« Dans les années 1980, nous étions une vingtaine à
développer une approche multidisciplinaire en santé, se souvient Gérard de
Pouvourville, professeur en économie de la santé à l’Essec. Il s’agissait de
croiser nos regards en économie, sociologie, psychologie sociale, sciences
politiques… » Dans ce petit groupe, « Martine a été une pionnière ».
« Les outils du sociologue sont un atout. Si vous ignorez comment
se passe une consultation médicale, par exemple, vous
ratez des choses »
La société, relève Martine Bungener, nous enjoint
d’être actifs, responsables, mus par la performance individuelle. Ceux qui ne
sont plus capables de répondre à cette injonction se tournent vers le système
de santé. D’où une tension entre deux demandes : l’une est médicale et
technique ; l’autre est sociétale, c’est une demande d’accompagnement. «
Cette tension, on ne la voit pas d’emblée. Elle conduit à s’interroger.
Comment être efficace ? Qu’apporte ici le geste technique ? De quoi ont
vraiment besoin les personnes âgées ou handicapées mentales, par exemple ? »
Vertigineuses questions. D’autant que les progrès médicaux nous font vivre
longtemps, toujours plus nombreux, avec une maladie chronique. « Cela a créé
d’autres besoins. D’où la montée des revendications associatives. »
Depuis 2008, elle préside le Groupe de réflexion avec
les associations de malades (GRAM) de l’Inserm. « Martine a été une des
premières à permettre l’interface entre le monde de la recherche et les
patients », se souvient Christian Saout, du Collectif interassociatif sur la
santé (CISS).
Martine Bungener s’est aussi intéressée à la place
des médecins généralistes dans le système de soins, par exemple dans la prise
en charge des patients souffrant de cancers. Elle aidera beaucoup les généralistes
à acquérir une culture scientifique. « Elle a contribué à développer un vivier
de jeunes chercheurs en médecine générale », estime Gérard de Pouvourville.
Elle sera aussi déléguée à l’intégrité scientifique de l’Inserm.
«
Attentive à l’humain »
Un de ses grands apports sera de révéler l’importance
de l’engagement silencieux des familles, quand un des leurs souffre d’une
affection chronique. « Elle a montré comment, sans cette solidarité familiale,
le système de santé serait en grande difficulté », relève Christian Saout. Au
printemps, Martine Bungener a cosigné avec Catherine Le Galès un livre,
Alzheimer. Préserver ce qui importe (Presses universitaires de Rennes). Une
réflexion sur l’investissement des familles. « Au-delà de leur polyvalence, ces
familles répondent à d’autres attentes, analyse la sociologue. Il s’agit de
préserver des moments où perdure ce qui importait pour la personne avant la
maladie. Le Prix Nobel d’économie Amartya Sen a montré la puissance de cette
notion de “capabilité” : une façon valorisée d’agir, dans un contexte de
liberté de choix, pour décider ce qu’on préfère. »
« Je l’ai vue accompagner nos réflexions de
patients, dit Christian Saout. Elle apporte toujours son éclairage avec
humanité, fraternité, jamais d’une façon surplombante. Une façon d’être très
pertinente et touchante. » Tous saluent une femme « attentive à l’humain »,
« d’une grande capacité d’écoute », « extrêmement calme et amène, mais aussi
très tenace dans ses projets ».
Franc-parler
salutaire
De fait, Martine Bungener dut batailler ferme pour
faire entendre la voix des sciences humaines et sociales en santé. En 2001, le
professeur Christian Bréchot, alors directeur général de l’Inserm (il dirige
aujourd’hui l’Institut Pasteur), la nommera au Comité d’orientation et de
réflexion stratégiques de l’Inserm. « Réfléchie, conviviale et très fiable,
elle y a été extrêmement utile. » « C’était une lutte incessante et policée »,
se souvient-elle, amusée.
Martine Bungener est une singulière alliance de classicisme
et d’anticonformisme, d’aménité et de pugnacité. Son franc-parler est
salutaire : « En 1945, l’Assurance-maladie a créé les conditions d’un marché
captif. Mais elle laissait aux médecins une grande autonomie d’action ; et aux
patients, la liberté de choisir leur médecin. Aucun autre pays n’a fait cela
!, rappelle-t-elle. Cette révolution est pourtant passée sous silence par les
médecins libéraux, même par ceux qui avaient exercé avant l’avènement de la
Sécurité sociale et qui ont vu leur patientèle et leurs revenus augmenter… »
On aurait pu, note-t-elle, mettre en place une forme de régulation – par
l’Etat, les médecins ou les patients. Mais, peu à peu, ce beau système très
libéral s’effrite. « Les médecins vivent aujourd’hui les réformes nécessaires
comme la fin d’un âge d’or, dont ils n’avaient pas conscience. »
« J’ai beaucoup travaillé pour les pouvoirs publics,
qui ont mis quinze ans à reconnaître l’importance des familles dans le système
de soins, dit-elle. Aujourd’hui je souhaite m’investir plus pour les
associations. »
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