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mardi 22 septembre 2015

Quand la médecine occidentale se penche enfin sur les liens entre le corps et l’esprit

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par 


En 2005, la romancière américaine Siri Hustvedt fut prise de violents tremblements alors qu’elle ­lisait en public une allocution en mémoire de son père. « Du menton au sommet du crâne, j’étais moi, telle que je me connaissais. De mon cou à mes pieds, j’étais une inconnue grelottante, racontera-t-elle dans La femme qui tremble (Babel, 2009). Quelque nom qu’on veuille donner à mon affection, mon étrange crise devait comporter une composante émotionnelle en rapport, d’une ­façon ou d’une autre, avec mon père. »

Comment les professionnels de santé prennent-ils en considération ces liens intimes qui se tissent entre nos émotions et nos actions, nos affects et nos comportements, nos humeurs et nos mouvements ? Comment, lorsque ces liens sont malmenés, distordus, saccagés parfois par la vie, tentent-ils de les ravauder ? Sur quelles bases scientifiques se fondent leurs interventions ? Et quels en sont les bénéfices démontrés ?

Ces questions suscitent un nouvel intérêt médical. C’est ainsi que sont aujourd’hui exploitées (ou explorées) les vertus thérapeutiques d’une série d’approches voguant sur les flots mêlés du corps et de l’esprit. Certaines de ces approches sont classiques, comme la psychomotricité ou l’activité physique : leurs bénéfices sont de plus en plus sollicités pour agir sur le psychique ou la motricité. 

D’autres approches sont plus atypiques, tel le qi gong, cette gymnastique traditionnelle chinoise, ou le tai-chi-chuan, un art martial chinois. Quelques études commencent à montrer leur intérêt dans la maladie de Parkinson ou les troubles de l’humeur, par exemple.

L’attention du monde médical pour ces thérapies « corps-esprit » n’était pas gagnée. « Nos sociétés ont poussé très loin le clivage du corps et de l’esprit. La médecine occidentale continue de ranger d’un côté les organes, de l’autre la pensée. Mais le corps a disparu. Dès qu’on ne trouve pas de signes de lésions limitées à un ­organe, on dit “c’est psy !” », dénonce le professeur Bruno Falissard, psychiatre, expert en santé publique et biostatistiques à l’Inserm.

Ce clivage renvoie à une question fondatrice : quelle est la nature des liens entre le corps et l’« esprit » ? C’est là que tout commence. Et ce « tout » défie notre entendement : comment notre cerveau, cette matière « à la consistance du porridge tiède », selon le mathématicien Alan Turing, peut-il « sécréter » tant de pensées, d’émotions et de comportements enchevêtrés, qui s’expriment à travers le corps ?


Dualisme contre monisme


Vertigineuse interrogation, qui balaie les frontières entre disciplines : elle brasse philosophie et sciences de l’évolution, neurosciences biologiques et cognitives, psychologie, psychiatrie et neurologie… Ce fut d’abord un duel philosophique : depuis deux millénaires, il oppose deux conceptions de ce qu’est une personne humaine. D’un côté, Platon et Descartes. De l’autre, Spinoza. Dualisme contre monisme. Les premiers postulent que l’esprit et le corps sont deux substances de nature radicalement différente ; et Descartes pose la question de leur interaction. Puis vient Spinoza, le visionnaire. Il défend une idée révolutionnaire : « Spinoza pose que l’esprit et le corps sont une seule et même chose ­exprimée de deux façons différentes”, ­raconte Henri Atlan, médecin biologiste et philosophe. Ce sont deux facettes d’une même réalité. »

Pour autant, « la philosophie dualiste a si bien structuré notre mode de pensée que nous manquons de mots pour parler des êtres vivants dans une logique uniciste », regrette Michel Sokolowski, pédopsychiatre. Un des premiers à dénoncer ce fourvoiement a été Antonio R. Damasio. Ce neuroscientifique met en lumière le rôle des émotions dans la prise de décision. Dans L’Erreur de Descartes (Odile Jacob, 1995), Damasio s’émerveille de « ce qui fait la beauté de l’émotion au cours de l’évolution : elle confère aux êtres vivants la possibilité d’agir intelligemment sans penser intelligemment ».

De l’esprit ou du corps – de l’émotion ou de l’action –, qui est la poule ? Qui est l’œuf ? A sa façon, Goethe s’était penché sur la question. Dans Faust (1808), son héros traduit un passage du Nouveau Testament, écrit en grec. « Au commencement était le verbe », tente Faust. Cela ne le convainc pas. « Au commencement était le sens », poursuit-il, sans plus de succès. L’inspiration lui vient : «Au commencement était l’action ! »

« Au commencement était l’émotion ! », répliqueraient sans doute aujourd’hui les psychomotriciens. Leur discipline, née en France à la fin des années 1940, suscite un regain d’intérêt. « Le besoin en psychomotriciens est tel que les quotas de formation (914 places) et le nombre d’écoles (15) ont plus que doublé en cinq ans », assure Gérard Hermant, directeur de l’Institut supérieur de rééducation psychomotrice (ISRP), à Boulogne-Billancourt. Un essor favorisé par les derniers plans Alzheimer. Pour sa part, le plan ­Maladies neurodégénératives 2014-2019 recommande « d’évaluer les besoins en ressources humaines (ergothérapeutes, psychomotriciens…) » pour les soins des personnes atteintes.


Somatisation


La psychomotricité n’est pas seule à s’intéresser aux liaisons ambivalentes de nos actions et de nos émotions. Malgré la prégnance du dualisme, ce courant irrigue aussi les champs de la psychologie et de la médecine. Car il arrive qu’un conflit psychique se traduise en un trouble physique ou moteur : c’est la somatisation. Les crises de tremblement qui ont saisi Siri Hustvedt en sont un frappant exemple. S’agissait-il d’un « trouble de la conversion » – jadis nommé « hystérie », dont l’étude auprès de Jean-Martin Charcot (1825-1893) mit Sigmund Freud (1856-1939) sur la piste de la psychanalyse ? Ces troubles continuent de défier psychiatres et neurologues : ils se manifestent par une atteinte de la motricité volontaire ou des fonctions sensorielles, sans correspondre à aucune affection organique connue. Comme ils sont souvent précédés de facteurs de stress, on leur attribue une cause psychologique.

Contre certains troubles émotionnels ou de l’humeur, les bénéfices de l’activité physique sont étudiés de près. Chez des adultes atteints de troubles dépressifs ­ (légers à modérés), par exemple, l’exercice physique se montre aussi efficace que les psychothérapies ou les thérapies médicamenteuses. C’est ce que montre une étude publiée en 2013 par la fameuse Cochrane Collaboration. Par ailleurs, des programmes d’activité physique diminuent la dépression et la fatigue chez des femmes atteintes de cancer du sein et traitées par chimiothérapie. Ce sont les résultats d’une étude publiée en 2013 dans Annals of Oncology par Marion Carayol, de l’Inserm, et Grégory Ninot, de l’université de Montpellier.

« L’activité physique, c’est bien. Mais laquelle ? A quelle dose, à quelle fréquence et pour qui ? », s’interroge Grégory Ninot. Il dirige une plate-forme universitaire consacrée à l’évaluation rigoureuse de l’efficacité des interventions non médicamenteuses. « Même pour évaluer ces interventions, on peut faire appel aux essais cliniques randomisés. »

Approches singulières


Quid des thérapies comportementales et cognitives (TCC), qui tentent aussi de réguler cette boucle liant actions et émotions ? « Si l’on demande à des patients ­anxieux, par exemple, de respirer lentement, le relâchement musculaire a un effet de rétroaction positive sur l’anxiété, note Bruno Falissard. Et, quand nous respirons lentement, nous mentalisons davantage de pensées agréables ; il y a un ­effet de conditionnement. A l’inverse, une respiration rapide modifie le pH du sang, d’où une libération cellulaire accrue de substances anxiogènes. »

Notre façon de marcher influerait-elle sur notre humeur ? C’est ce que suggère une étude canadienne publiée en 2014. Chacun sait que la dépression affecte la démarche : l’allure est ralentie, les épaules en avant… L’inverse est aussi vrai : adopter une démarche accablée assombrit l’humeur ; une démarche enjouée, à l’inverse, l’illumine. C’est ce qu’a montré une équipe de la Queen’s University (Ontario).

Plus discrète a été l’entrée, dans notre médecine cartésienne, de l’art de vivre asiatique. Avec des résultats troublants : en 2012, une étude publiée dans le New England Journal of Medicine a montré que le tai-chi-chuan améliorait la stabilité posturale de patients atteints de la maladie de Parkinson (qui affecte les mouvements). « Le taï-chi ne modifie pas l’évolution de la maladie, mais il diminue les chutes de moitié », précise le professeur Alain Baumelou, de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Le qi gong, de son côté, associe mouvements lents, exercices respiratoires et concentration. 

En 2010, il a montré son intérêt pour améliorer l’humeur et la qualité de vie de personnes souffrant de cancers. Par ailleurs, un projet d’essai randomisé sur les effets du qi gong dans les addictions a été déposé par Alain Baumelou, à la Pitié-Salpêtrière.

Autre approche singulière, parmi ces thérapies « corps-esprit » : le « neurofeedback », apparu à la fin des années 1950 aux Etats-Unis. La méthode consiste à mettre le patient dans la capacité de piloter son cerveau en temps réel. Cela, grâce à l’électroencéphalographie ou à l’imagerie par résonance magnétique (IRM). Le neurofeedback offre des perspectives intéressantes pour la régulation des émotions, chez des sujets atteints de phobie sociale ou chez des psychopathes : ces personnes activent mal les régions cérébrales liées à la peur.

Une équipe allemande (Niels Birbaumer, université de Tübingen) a demandé à des participants de moduler en temps réel les activités d’une petite région profonde de leur cerveau : l’insula, qui joue un rôle central dans la reconnaissance de nos propres émotions et celles d’autrui. « Au bout de cinq séances, ces sujets ressentaient moins d’émotions négatives à la vue d’images pénibles », résume Michel Le Van Quyen, auteur de l’ouvrage Les Pouvoirs de l’esprit (Flammarion, 2015), chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (Inserm, Paris).

Quels sont les processus biologiques de ce dialogue incessant de nos émotions et de nos actions ? Les voies d’activation de la réponse au stress jouent un rôle majeur. Mais, dans ce « tout » qu’est un « système humain », ces processus forment un dédale complexe. Prenons l’exemple de l’activité physique : « Elle agit à tous les étages de l’organisme : ­génétiques, cellulaires, physiologiques, psychologiques, comportementaux et sociaux, résume Grégory Ninot. On ne peut réduire ses effets à la mise en jeu de quelques circuits neurophysiologiques. »

Cette vision mécanistique a donc vécu. Cela n’ôte rien à l’intérêt de connaître les rouages neurophysiologiques en jeu. « Un aspect important de la relation actions-émotions est l’intervention des systèmes de récompense, principalement dopaminergique », relève Jean-Pierre Changeux, professeur honoraire au Collège de France.

« L’ennui est que nous ne disposons pas d’un langage unique pour décrire les phénomènes psychiques et corporels, cérébraux, endocriniens, immunitaires, souligne Henri Atlan. Nous ne pouvons qu’utiliser, selon les cas, le langage qui nous est le plus commode, psychologique ou biologique. » Ces questions butent toujours sur cet obstacle : l’absence d’un modèle unifié du vivant. « Il n’existe pas de théorie de grande unification de ce qu’est un sujet humain, intégrant son corps, son esprit, ses organes », conclut Bruno Falissard.

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