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vendredi 25 septembre 2015

« The Look of Silence » : l’enfer à visage humain

LE MONDE | 22.09.2015 | Par Jacques Mandelbaum

Adi Rukun et sa mère dans "The Look of Silence", de Joshua Oppenheimer.

L’AVIS DU « MONDE » – CHEF D’ŒUVRE
Entre 1965 et 1966, en pleine guerre froide, sous l’autorité du général Suharto, qui s’empare du pouvoir avec le soutien des principales puissances occidentales, entre 500 000 et 1 million de communistes, ou assimilés, sont massacrés en Indonésie, sans que jamais les bourreaux, parties prenantes jusqu’à aujourd’hui de l’appareil d’Etat, soient seulement inquiétés.

De cette abomination redoublée (le crime et le déni de justice), le cinéaste américain Joshua Oppenheimer avait tiré, en 2012, The Act of Killing, un des documentaires les plus extraordinaires de l’histoire du genre, dans lequel il avait obtenu des criminels qu’ils acceptent de rejouer devant sa caméra le meurtre de leurs victimes.

On connaissait, jusqu’à présent, les tueurs repentants, les bourreaux fuyants, les assassins négateurs, mais, pour la première fois, le spectateur découvrait (dans un document et non dans l’adaptation d’un comics) le visage, à proprement parler insoutenable, du boucher ricanant, du sadique électrisé, de l’homicide triomphant.


Buveurs de sang conjuratoires

Des voix s’étaient alors élevées pour s’étonner que le réalisateur n’eût pas été un seul instant aux côtés des victimes, et suggérer, un peu rapidement sans doute, la complaisance de ce spectacle, qui prenait, au contraire, la mesure de la cruauté humaine. Il y a plus : The Act of Killing était en fait le premier volume d’un diptyque dont The Look of Silence, qui sort mercredi 23 septembre en salles, est le nécessaire pendant. Le voici, donc, l’ouvrage qui se tient aux côtés des victimes, résolument, intelligemment, magnifiquement.

La séquence d’ouverture donne l’enjeu sensible, et moral, de ce film exceptionnel. Un homme assis et immobile, aux yeux comme exorbités par le spectacle auquel il assiste, y regarde dans une pièce sombre le témoignage d’un autre homme à la télévision, pitre grimaçant mimant des exploits meurtriers.

D’un même mouvement, la jonction est ainsi faite entre le premier et le second film, et la place du spectateur redéfinie à travers l’identification à l’homme qui regarde le spectacle du tueur sardonique. Accessoirement, on y devine aussi le motif de la révolte qui nourrit ce film, qui constate que les bourreaux ont toujours une voix pour chanter, mais leurs victimes plus de larmes pour pleurer. En tout état de cause, l’homme qui regarde s’appelle Adi Rukun. Il est le frère, né après la mort de son aîné, d’une victime dont le sort a été tout particulièrement atroce.

Miraculeusement rescapé de l’abattoir à ciel ouvert où l’on tailladait les prisonniers à l’arme blanche avant de les jeter dans la rivière, Ramli, grièvement blessé, avait réussi à se traîner chez ses parents, avant que ses bourreaux n’aillent tranquillement l’y rechercher, pour prétendument le mener à l’hôpital et en réalité le dépecer vivant. The Look of Silence est ce film qui accompagne Adi dans la démarche stupéfiante qu’il a entreprise de retrouver les bourreaux de son frère, de les confronter à leur crime, et d’apaiser éventuellement les esprits dans la mutuelle reconnaissance qui pourrait en advenir.

Aussi bien, aucun article, aucune description, aucun récit ne peut se substituer à ce qui est montré dans ce film, qui alterne deux trames narratives. La relation d’Adi Rukun aux bourreaux de son frère, et sa place dans la structure familiale. Ici, une série de confrontations hallucinantes, avec des êtres qui se dévoilent plus ou moins rapidement comme des psychopathes convulsifs, des buveurs de sang conjuratoires, des Amok frénétiques et impénitents. Là, l’infinie tendresse qui le lie à ses parents et à ses enfants.

Digne du théâtre de la cruauté

Le père tourne autour des 100  ans, ne voit plus, n’entend plus. Vieillard exquis au corps décharné, il pense avoir 16 ans et ne se souvient plus de son fils assassiné. La mère, frêle et vive ancêtre burinée par la douleur, a, elle, toute sa tête, et prie quotidiennement pour que les bourreaux et leur descendance connaissent un sort possiblement pire que celui qu’a connu son fils. Les enfants d’Adi Rukun, enfin, dont cette fillette pétulante et malicieuse, au fou rire ruisselant de lumière.

Cet entrecroisement, qui mêle les régimes de la mort et de la vie, situe la place singulière d’Adi Rukun, dont la profession d’ophtalmologue définit bien la tentative d’accommodation à la réalité dont il est question dans ce film. Vivant dépositaire de la mémoire fraternelle, il a comme obligation tout à la fois de rappeler l’inexpiable préjudice de sa disparition et d’affirmer la survivance de sa lignée au sein de la société qui l’a sacrifié.

En d’autres mots, ce personnage est un titan. Un homme à l’abnégation surréelle qui vient du royaume des morts proposer aux assassins l’hypothèse de la contrition en même temps que la possibilité du pardon. Un homme au courage exemplaire dans une société où la proximité des assassins et des survivants ne tient que sur la menace, à peine voilée, qui pèse encore sur ces derniers.

Pour le reste, il revient au talent de Joshua Oppenheimer d’avoir mis en scène une telle matière avec autant de tenue, en vertu, peut-être, de quelque accord secret avec le lieu. Car le film, c’est là son plus saisissant paradoxe, est d’une beauté, d’une finesse, d’une douceur qu’on croirait impossibles en d’aussi monstrueux parages.

Digne du théâtre de la cruauté dont parlait si bien Antonin Artaud, il ressemble, in fine, aux rires et aux sourires déconcertants que la culture des personnages qui le peuplent suspend à leurs visages. Rires de la honte inaltérable des bourreaux, sourires de la douleur innommable des victimes. Si l’enfer avait visage humain, il prendrait cette expression.

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