L’idée que les droits de l’homme ont une valeur universelle a toujours été contestée par les conservateurs comme par les progressistes. Côté conservateur, on n’a jamais cessé d’exalter pompeusement la «tradition», le «terroir», les «racines», la «nation», etc. contre les idéaux cosmopolites et internationalistes des universalistes. Côté progressiste, on reproche aux universalistes de contribuer à disqualifier des populations entières en les présentant comme fanatiques, intolérantes, sexistes, abruties, arriérées, incapables d’être éclairées par les «Lumières» de la raison. Il est difficile de donner entièrement tort aux progressistes. L’extrême droite européenne démontre chaque jour que les idéaux universalistes peuvent être dévoyés de façon répugnante. Ses représentants parviennent à faire passer pour des opinions légitimes leurs discours haineux contre les immigrés en général et les «musulmans» en particulier, en proclamant cyniquement que la seule cause de leur hostilité à l’égard de ces derniers, c’est qu’ils ne respectent pas les droits de l’homme (dont ils se moquent complètement par ailleurs !). Toutes ces dérives ne signifient évidemment pas que les progressistes devraient désormais jeter l’universalisme aux orties ou que les arguments anti-universalistes sont à l’abri de toute objection. En fait, les arguments anti-universalistes les plus populaires aujourd’hui sont «culturalistes». Ils n’ont rien d’imparable. Je pense en particulier à l’idée qu’il existerait des conflits insurmontables entre les valeurs «occidentales» et «asiatiques» ou «musulmanes», etc. et à l’un de ses avatars : la thèse rendue célèbre par Samuel Huntington du «choc des civilisations». Elle date de vingt ans déjà. Elle a été maintes fois critiquée pour ses confusions. Mais elle continue de faire des ravages. Il me semble qu’il est important de montrer qu’elle ne résiste pas à l’examen philosophique.
Certains responsables politiques chinois font campagne contre la conception universaliste des droits de l’homme sous le prétexte qu’il s’agirait d’un produit intellectuel dérivé de visions du monde typiquement «occidentales», «individualistes» ou «libérales». Ils critiquent ces dernières au nom des idéaux communistes et du matérialisme dialectique et historique. Mais ces idéologies et ces instruments de pensée ne sont-ils pas importés de l’«Occident» ? On peut dire, pour rester mesuré, que leur argument n’est pas très cohérent. En tout cas, il ne permet pas de distinguer clairement les valeurs dites «asiatiques» et «occidentales». De son côté, le politologue américain Samuel Huntington voudrait nous persuader que nous sommes confrontés à un affrontement brutal entre des «civilisations» que tout oppose. Ce qui pousserait les gens à se battre et à mourir désormais, affirme-t-il, ce n’est plus l’engagement politique universel envers l’égalité ou la liberté : c’est l’«identité culturelle» particulière. Plus précisément, c’est la préservation des «cultures», définies par une religion de référence, des langues, des coutumes, des «valeurs» libérales ou pas, des symboles comme le drapeau national. Samuel Huntington regroupe ces «cultures» en quelques grands «blocs de civilisation» (occidentale, orthodoxe, islamique, asiatique, latino-américaine, etc.) dont les racines seraient religieuses. C’est à l’intérieur de ces blocs que s’exprimerait désormais la solidarité internationale et non dans des alliances militaires ou économiques entre pays partageant la même vision politique. Mais toutes ces thèses manquent de clarté. D’abord, en quoi consiste exactement la «culture» d’une nation ? C’est une question qui se pose de façon aiguë alors qu’un courant de pensée puissant (à droite comme à gauche) voudrait nous faire revenir aux politiques d’assimilation ou d’intégration des immigrés afin, prétendument, d’éviter des «dérives communautaristes». S’intégrer à quoi exactement ? La France fanfaronne avec sa devise «Liberté, Egalité, Fraternité», mais ses représentants n’incluent pas dans le pedigree des «valeurs» fondant son identité l’arrogance culturelle, le passé colonial, le conservatisme moral, la xénophobie latente, le culte de la rente, le goût de l’alcool et tous les autres vices régulièrement moqués par nos voisins. Un immigré devrait-il devenir culturellement arrogant, fier du passé colonial, moralement conservateur et alcoolique sur les bords pour être un «bon Français» ? Par ailleurs, la thèse de Huntington a du mal à résister à certains faits qui la réfutent. D’abord, plutôt que de solidarité à l’intérieur de «blocs de civilisation», c’est plutôt de guerres totales entre ses différentes composantes dont nous sommes témoins.
Ainsi, les pays dits de «culture musulmane» par Huntington sont traversés par des conflits internes qui n’ont rien de pacifique. Ils sont plus virulents que les conflits avec les autres prétendues «civilisations». Il en va de même pour le monde dit «occidental», déchiré de l’intérieur par des conflits intenses sans perspective de compromis (sur l’immigration, la place des services publics, l’avortement, le mariage gay, etc.). Ensuite, les considérations simplistes sur le «choc des civilisations» sont loin de correspondre à la réalité sociologique. Cette dernière montre, certes, des tendances au repli «communautaire», à la xénophobie, au nationalisme. 

Mais, c’est seulement, semble-t-il, en réaction à un mouvement massif vers le métissage, l’apparition de penseurs cosmopolites, de musiciens, d’écrivains, de plasticiens, d’entrepreneurs nomades qui circulent sans problème entre les «cultures» du monde entier, de travailleuses et de travailleurs migrants pour qui les frontières nationales n’ont plus aucun sens. Enfin, il est faux de dire que les problèmes d’identité culturelle sont les seuls qui comptent désormais. Des études à très vaste échelle et sur de longues périodes montrent que, dans le monde dit «musulman», l’abandon des pratiques traditionnelles (religieuses y compris) accompagne comme partout ailleurs l’urbanisation, les migrations, l’amélioration du bien être matériel et du niveau d’éducation. Si toutes ces hypothèses sont fondées, la guerre (ou le «choc») entre civilisations ne risque pas d’avoir lieu, parce que les civilisations, conçues comme des ensembles clos, immuables et homogènes, n’existent pas.
Texte paru le 6 avril sur le blog LibéRation de philo. Cet été, Libération republie quelques-uns des meilleurs posts de l’année