RÉCIT
Egalité. Le réseau masculin encourage ses membres en France à travailler différemment en vue d’une plus juste répartition entre hommes et femmes, dans l’entreprise comme à l’extérieur.
Leur mantra est gravé dans un manifeste. Ils se structurent en«cercles» pour répandre la bonne parole et aiment à penser que«partager rend plus heureux». Pas d’inquiétude, les Happy Men ne sont pas une secte, mais un réseau d’hommes engagés pour la parité en milieu professionnel. Lancé en 2013, le mouvement compte désormais 250 membres, répartis au sein d’une dizaine de grosses boîtes (dans les secteurs des télécoms, de l’énergie ou de la banque) à vouloir «faire bouger les lignes». «C’est une erreur de considérer que l’inégalité profiterait aux hommes. En réalité, tout le monde y perd : les hommes, les femmes et les entreprises», insiste Antoine de Gabrielli, chef d’entreprise de 56 ans, fondateur en 2012 de l’association Mercredi-c-papa, qui a donné naissance au mouvement Happy Men. Pour faire évoluer les mentalités, ce père de six enfants, également membre de la commission égalité professionnelle du Medef, mise tout sur son réseau d’hommes, basé sur le même modèle que leurs équivalents féminins. Objectif pour les membres : se réunir, échanger et surtout s’engager, chacun à son niveau. A prendre un temps partiel, à partir plus tôt pour aller chercher les enfants à l’école, à dénoncer les remarques sexistes… «Le fond du problème repose sur les pratiques implicites, les non-dits, les comportements en entreprise», juge Antoine de Gabrielli.
La tâche est encore colossale, malgré de timides progrès. En 2014, la part de femmes dans les conseils d’administration des entreprises du CAC 40 s’élevait à 30,3 %, soit trois fois plus qu’en 2009, conséquence notamment de la loi de janvier 2011 sur l’instauration de quotas dans les entreprises de plus de 500 salariés. Pour autant, les temps partiels restent encore l’apanage des femmes (à plus de 27 %, contre 5 % chez les hommes en 2012), et leurs salaires, en équivalent temps plein, étaient encore, cette même année, inférieurs de 19,2 % à ceux des hommes, selon l’Insee. Sans parler des stéréotypes «genrés» qui collent à la peau de certains métiers. Toutes ces problématiques étaient au cœur du premier forum des Happy Men, qui s’est tenu début juin à Paris, au ministère des Affaires sociales. «Ce système injuste est de plus en plus rejeté par les hommes, surtout les plus jeunes. Il est utile qu’ils s’investissent»,a constaté à cette occasion la secrétaire d’Etat aux Droits des femmes, Pascale Boistard. D’ailleurs, ce jour-là, l’assistance était très majoritairement masculine.
L’engouement des hommes pour la parité serait-il dans l’air du temps ? C’est en tout cas dans cet esprit que l’ONU a lancé en France, en mars, la campagne HeForShe, exhortant ces messieurs à prendre la parole contre les inégalités. Déjà entamé aux Etats-Unis, où il a reçu le soutien de Barack Obama ou encore de Matt Damon, le mouvement a été rejoint en France par des personnalités d’horizons divers, d’Alain Juppé à Cédric Klapisch, en passant par Antoine de Gabrielli. Lui n’en démord pas : «Les hommes sont un levier clé» sur cette problématique, d’autant qu’ils sont en mesure d’agir, eux qui trustent les postes à responsabilité. L’apôtre de l’égalité espère donc en fédérer le double d’ici à la fin de l’année et, pourquoi pas, devoir louer le Zénith pour accueillir tous ses convertis, d’ici dix ans.
CERCLE
C’est en cercles que sont structurés les Happy Men. On en compte 17 en France à l’heure actuelle, envisagés comme des espaces où«chacun pose ses valises et réfléchit à l’essentiel», selon le fondateur du mouvement, pour qui «la parole est plus libre» entre hommes. Composés d’une quinzaine de membres, les cercles se réunissent en moyenne cinq fois par an et sont animés par deux«référents» formés sur le sujet, chargés de définir l’ordre du jour et de structurer le débat. Leur expansion repose en grande partie sur le bouche-à-oreille.
SANDWICH
Ce mercredi-là, ils sont une douzaine à se retrouver dans une salle de réunion, dans les locaux de BNP-Paribas, dans le quartier de l’Opéra, à Paris. Depuis son adhésion au réseau Happy Men fin 2013, qui lui a coûté 10 000 euros, la banque compte trois cercles. Les participants affluent en costard, leur casse-croûte à la main, car les Happy Men se retrouvent bien souvent à l’heure de la pause-dej, histoire d’instaurer un climat plus décontracté. Néanmoins, on ne se refait pas, ces hommes d’affaires s’appuient sur un powerpoint fait de statistiques et de caricatures beauf (à dessein) pour engager la discussion.
STÉRÉOTYPES
«Je suis mi-corse, mi-sicilien», entame Baptiste, qui travaille en salle de marché. Ce qui fait bien rire ses comparses. Car question stéréotypes, on est servis. «Jusqu’à mon arrivée à Paris, je n’avais connu que la tradition des mères au foyer. J’ai compris en vivant ici que les femmes pouvaient avoir les mêmes contraintes que nous en travaillant», explique-t-il en souriant. Alors, en rejoignant les Happy Men, il s’est promis de «faire ce qu’il peut au quotidien» : recadrer les sexistes en salle de marché, partager les responsabilités à domicile… Ce soir-là, c’est par exemple son tour de partir plus tôt (17 h 30) pour aller chercher sa fille à la crèche. «Il y a un tas de petites choses à faire pour lutter contre les stéréotypes», estime quant à lui Georges, le référent du cercle. La première étant, selon lui, de «sensibiliser en en parlant autour de soi». «Il faut se connaître et se déconstruire», renchérit François.
ENGAGEMENTS
En rejoignant un cercle, les nouveaux membres sont invités à prendre un engagement concret, histoire de montrer la voie à leurs voisins. Le site internet du mouvement en suggère quelques exemples : proposer des solutions de télétravail, ne pas organiser de réunions après 17 heures, ne plus faire de blagues sur les femmes…«En partant tôt, on montre qu’il est possible de lutter contre le présentéisme», dit l’un des participants. «C’est quand même un numéro d’équilibriste dans certains secteurs, il ne faut pas vivre dans le joli monde de Oui-Oui», rétorque son voisin.
ÉQUILIBRE
L’un des piliers de la démarche des Happy Men est une volonté d’harmoniser le temps consacré à la vie personnelle et à la vie professionnelle. Jean-Charles est marié et père d’une fille de 11 ans«qu’il n’a pas vraiment vue grandir». Le congé sabbatique pris avec son épouse l’an dernier a déclenché une prise de conscience. «J’ai redécouvert ma famille en partant en Asie, dit-il. J’ai aussi compris que ma vie était complètement déséquilibrée.» Rejoindre le mouvement est également pour lui une manière de réveiller d’autres consciences. «Tu es un repenti», plaisantent ses voisins de table.
PERFORMANCE
Evidemment, adhérer au mouvement n’est pas complètement désintéressé pour les entreprises. «Les inégalités peuvent être une source de tensions», analyse Barbara Levéel, responsable diversité au sein de BNP-Paribas. Améliorer la qualité de vie des salariés est certes «bon pour leur santé et leur vie personnelle, mais aussi pour leurs performances», estime-t-elle. Alban juge qu’il faudrait élargir le profil des membres aux célibataires sans enfant. Après tout, eux aussi ont droit à plus de temps pour eux. Et qui dit salarié plus détendu, dit salarié plus efficace. CQFD.
COURAGE
Cela pourrait prêter à sourire, mais oser devenir un «happy man» semble demander un certain courage. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs confié lors de leur forum avoir fait l’objet de moqueries.«L’idée d’un réseau d’hommes surprend, voire dérange», appuie Antoine de Gabrielli. Chez BNP-Paribas, une charte des bonnes pratiques pour l’équilibre des temps de vie a été rédigée. Sauf que son affichage en salle des marchés s’est fait au petit matin, à l’abri des regards. Trop subversive ? Le texte, révolutionnaire, recommande simplement d’éviter les réunions tard le soir ou de respecter un certain nombre de règles dans l’envoi de mails.
PLAFOND DE VERRE
Forcément, l’expression, apparue dans les années 80 par le biais d’un article du Wall Street Journal, est dans toutes les bouches. Mais pas seulement : chez les Happy Men, on parle aussi du«plancher de verre», que François définit comme une «notion sociale qui nous oblige à être celui qui rapporte l’argent, qui a une grosse voiture et n’osera pas demander un quatre-cinquième». Ces hommes nouvelle génération clament au contraire ne pas vouloir«courir après des titres ronflants», «ni rester tard le soir pour se faire bien voir». «Ils ont mieux à faire», dixit leur manifeste.
IMAGE
«N’hésitez pas à afficher votre appartenance, notamment sur les réseaux sociaux», encourage François. Communiquer pour recruter d’autres membres, en somme. Et pour les entreprises partenaires, renforcer sa crédibilité en matière de parité, à moindres frais. A titre d’exemple, le groupe BNP-Paribas compte 25 % de femmes parmi ses 2 200 cadres dirigeants. Pas mal, mais encore loin de la moitié.
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