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mardi 7 juillet 2015

Bénédicte Lombart, infirmière philosophe

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 

S’il y a bien une chose que l’on ne peut pas presser, c’est le cheminement philosophique », déclare en souriant Bénédicte Lombart. Dans quelques mois, à 45 ans, cette infirmière soutiendra une thèse en philosophie, plus précisément en « philosophie pratique et éthique hospitalière ». Elle y explore un sujet délicat  : la contention pendant les soins en pédiatrie.


Bénédicte Lombart, le 26 mai.


« J’essaie de comprendre pourquoi la parole et le raisonnement de l’enfant sont trop souvent disqualifiés, et pourquoi les soignants sont pris dans un système qui les contraint parfois à faire un usage illégitime de la force », explique la doctorante, engagée ­depuis vingt ans dans la prise en charge de la douleur de l’enfant, à l’hôpital parisien ­Armand-Trousseau, où elle exerce,et bien au-delà, par son travail associatif, d’enseignement et de recherche.

Dans des pays comme le Canada, le métier de chercheur en sciences infirmières et paramédicales s’est structuré ; des doctorats spécifiques ont été créés. En France, le mouvement ne fait que s’amorcer, porté par quelques centres hospitaliers universitaires (CHU) motivés. Bénédicte Lombart fait ainsi partie des onze infirmiers à qui l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a accordé un poste de doctorant depuis 2010.


« Cécité empathique transitoire »


Quand nous l’avions rencontrée pour la première fois, en novembre 2014, elle présentait l’enquête à l’origine de son travail de thèse – une étude qualitative menée auprès de différents paramédicaux, à un colloque. Pour ses diapositives, elle avait sélectionné des témoignages édifiants, tels celui de ce soignant avouant : « J’oublie ce qui se passe, ce n’est plus un enfant, j’ai une sonde à mettre, c’est tout, je n’ai pas le choix. » De l’analyse de ces paroles de professionnels, elle a tiré un concept : la cécité empathique transitoire.

« La philosophie est l’art d’inventer des concepts, disait Deleuze. Et c’est exactement ce que fait Bénédicte Lombart, souligne Eric Fiat, professeur de philosophie à l’université ­Paris-Est Marne-la-Vallée, qui a dirigé son master et qui encadre dorénavant sa thèse. J’aime beaucoup sa manière de faire dialoguer les réalités concrètes du terrain et de grands textes de la tradition philosophique, sa capacité à établir des liens qui apparaissent évidents entre certains gestes infirmiers et des passages de Heidegger. »

Mais comment passe-t-on des soins infirmiers à un doctorat en philosophie ? Ce joli parcours, Bénédicte Lombart le raconte simplement, avec sincérité. Et de grands éclats de rire. Tentée par le journalisme, la jeune femme s’inscrit finalement à l’Université ­catholique de Lille pour devenir infirmière : un cursus court, qui l’arrange pour des raisons personnelles.

A sa sortie d’école, en 1991, elle visite des hôpitaux pédiatriques parisiens pour faire son choix. Dans l’unité d’onco-hématologie de l’hôpital Trousseau, elle tombe en arrêt devant les infirmières et leurs blouses personnalisées. « Avec des yeux d’une absolue naïveté, j’ai vu la vitalité, le côté “fun” d’un service lourd, raconte-t-elle. J’étais dans le fantasme de soigner des enfants gravement ­malades dans la joie et la bonne humeur. »


« Eviter l’erreur »


Embauchée dans ce service difficile, elle va y rester dix ans. « La première année, j’étais complètement concentrée sur les aspects techniques, se souvient-elle. Mon obsession, c’était d’éviter l’erreur qui tue un enfant. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’on peut se dégager de cela, et voir l’enfant, ses parents, leur souffrance. »

Des liens forts se créent avec ses petits patients, dont beaucoup sont atteints de leucémie, mais il devient difficile de mettre des limites… « Ce qui a inauguré ma réflexion, c’est une expérience avec une jeune fille dont je m’étais beaucoup occupée, poursuit Bénédicte Lombart. Un matin, elle m’a dit : “Je crois que je vais mourir.” Je n’ai pas pu répondre à son angoisse. Alors, j’ai compris que pour continuer, il fallait être suffisamment solide. Si c’était juste être aspirée par ses émotions, cela n’avait pas de sens. »

Face à un tel constat, beaucoup réorientent leur carrière. Bénédicte Lombart, elle, préfère se tourner vers la formation continue, et s’ouvrir à des disciplines comme la relaxation, la sophrologie… « J’ai profité pleinement des dispositifs de formation de l’AP-HP à un moment où c’était possible. Je ne suis pas sûre que le contexte économique le permette autant aujourd’hui », reconnaît-elle.

Au fur et à mesure, elle met en pratique ses nouvelles compétences. « Je faisais des séances de sophrologie avec les enfants avant leur ponction lombaire ou leur ponction de moelle osseuse. J’expérimentais aussi les massages, l’hypnose… Toutes mes propositions étaient acceptées avec bienveillance. »


A la création d’un diplôme universitaire


Pour développer son expertise des soins infirmiers et les promouvoir, elle s’inscrit à l’école des cadres de santé. Au retour, elle fait ses premières armes de manageur dans l’unité d’ORL puis rejoint, en 2003, l’équipe de Daniel Annequin, qui développe une unité fonctionnelle pour la prise en charge de la douleur en pédiatrie à Trousseau. Au contact de ce pionnier de la lutte antidouleur de l’enfant, elle s’investit de plus en plus dans cette spécialité. Elle participe à la création d’un diplôme universitaire spécifique et devient membre actif de Pédiadol, une association qui diffuse des documents aux professionnels… Elle s’affirme, demande à être reconnue. « En tant qu’infirmière, il ne s’agit pas de prendre une place qui n’est pas la nôtre, mais on ne peut pas juste être les petites mains. De même, la recherche doit être multi­disciplinaire. Les infirmières peuvent interroger des problématiques qui n’intéressent pas les médecins. »

Mais ce qui change vraiment sa vie, c’est une inscription à un master de philosophie pratique, à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. « Dans mon travail à l’unité mobile, je voyais des situations qui me questionnaient, où les moyens antalgiques disponibles n’étaient pas toujours utilisés, dit-elle. En tant que conseil, je ne devais pas juger les équipes, mais j’avais un engagement à l’égard des enfants. Avec le master, j’ai pioché de nouveaux instruments de la pensée. J’ai arrêté d’être en colère et commencé à devenir plus tolérante. » Un premier mémoire, puis un deuxième, et maintenant une thèse… Bénédicte Lombart reconnaît enfin que sa parole est légitime. Détachée de son poste de cadre hospitalier depuis novembre 2012, elle met la dernière main à son manuscrit, tout en menant de front des missions d’enseignement et associatives (elle préside l’Association des étudiants et diplômés de l’Ecole éthique de la Salpêtrière).

Bientôt docteur, elle se verrait bien enseignante-chercheuse à l’AP-HP, en gardant un pied dans la clinique. Mais elle reste avant tout infirmière et fière de l’être, intarissable sur la cause des enfants. « Bénédicte a une relation incroyable à l’enfant. Elle le capte, et lui sait qu’elle est entièrement disponible », ­assureCéline Guiot, qui lui a succédé comme cadre dans l’unité douleur. Au demeurant, cette dernière salue les qualités professionnelles et humaines de sa collègue, qui a su s’imposer « sans prendre la place des autres et sans jamais s’éloigner de son cœur de métier ».

Bénédicte Lombart deviendra-t-elle un jour une porte-parole de la profession d’infirmière ? Elle en aurait l’envergure. Interrogée sur la crise à l’hôpital, la douce jeune femme se fait plus dure. « Il y a de belles choses à faire dans les hôpitaux, mais on risque de basculer dans un exercice à la tâche. Or on ne peut pas faire des économies sur tout, tout le temps. Tant que les politiques qui écrivent les lois de santé n’écouteront pas davantage les infirmières de terrain, ils seront à côté de leurs pompes. » Militante ? Engagée plutôt, corrige-t-elle. « Militer, c’est un terme guerrier, s’engager, c’est aller vers l’avant, mais pas contre autrui. » Une vraie philosophe.

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