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mardi 28 avril 2015

Soixante-dix ans après, de mémoire de femmes

LOUIS NADAU ET SOFIA FISCHER 

Sur les images d’archives, les plans choisis sont aussi édifiants que leur commentaire : le journaliste des Actualités françaises, ancêtre du 20 heures, énumère les personnages défilant à l’écran. Entre Maurice Thorez et «le brave facteur», une «gentille maman», bébé dans les bras, dépose son bulletin dans l’urne. Un an plus tôt, le 21 avril 1944, les Françaises obtenaient le droit de vote par ordonnance. Une simple déclaration : «Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes.» Elles participeront donc aux municipales du 29 avril 1945. Le ministère de l’Intérieur ne comptabilisera le nombre d’élues qu’à partir de 1947. Difficile de dire, donc, combien d’entre elles accéderont au pouvoir local lors de ce premier scrutin. En octobre 1945, elles ne sont que 33 élues sur 586 députés à l’Assemblée constituante. Soixante-dix ans plus tard, en dépit des lois sur la parité, il n’y a que 27% de femmes à l’Assemblée, 25% au Sénat et on n’en compte que 16% parmi les maires.
«Désenchantement».L’histoire n’est pas toujours allée dans le sens du progrès. «On a assisté entre 1945 et les années 90 à une baisse permanente du nombre de femmes élues à l’Assemblée nationale», relève Françoise Picq, spécialiste de l’histoire du féminisme. Un constat que partage Michelle Perrot, historienne engagée dans le combat féministe. «La période de 1944-1945 rimait avec la Libération, c’était un moment de grand espoir. La Constitution de 1946 déclarait les hommes et les femmes égaux en droit, c’était quand même quelque chose ! Ceci étant, très vite, ça a été le désenchantement : une fois le principe déclaré, une fois le vote terminé, on réalise que les choses ne changent pas vraiment.»Car le vote était une chose, le rôle en politique en était une autre.«Malgré les avancées civiques, il paraissait évident que c’était aux hommes de diriger la France», pointe l’historienne. C’est d’ailleurs au général de Gaulle que l’on attribue la fameuse injonction méprisante : «Un ministère de la Condition féminine ? Et pourquoi pas un secrétariat au Tricot ?» Le même qui, deux ans auparavant, avait accordé aux femmes le droit de vote.
Verrous. «Il ne faut pas se leurrer : le vote n’a pas tout débloqué»,assure Michelle Perrot. La longue marche vers l’égalité a été lente et rude. Il faudra attendre 1965, soit vingt ans après l’obtention du droit de vote, pour que les femmes puissent ouvrir un compte bancaire et exercer un emploi sans le consentement de leur mari. Deux ans plus tard, la loi Neuwirth autorise la contraception. Un moment-clé de l’émancipation qui revient dans les bouches de toutes les doyennes. «Ça, ça a été la vraie liberté. Celle de disposer de son corps, enfin», se souvient Blanche Lacroix, une Parisienne née en 1922 (lire ci-contre). En 1975 c’est la loi Veil sur l’IVG.
Par à-coups, les verrous juridiques ont sauté, mais la conquête pour l’égalité n’est pas terminée. «La réalité retarde sur le droit, constate Michelle Perrot Il subsiste une hiérarchie entre les sexes, des interdits intériorisés. Les difficultés ne sont pas du même ordre qu’au XXe siècle. L’inégalité aujourd’hui est plus insidieuse, moins évidente à reconnaître, et plus difficile à dénoncer.» Il était plus facile, paradoxalement, de déclarer la guerre à des obstacles qu’on pouvait nommer clairement : droit de vote, divorce, contraception… Aujourd’hui, la lutte quotidienne se joue moins sur le terrain juridique que dans les changements de pratiques : réflexes sexistes larvés, inégalités salariales, clichés qui perdurent. «A mon époque, on disait que la femme était inférieure à l’homme»,se rappelle Michelle Perrot. Aujourd’hui, sous couvert de bonne volonté, les mêmes s’obstinent à la trouver «complémentaire».

Marie-Catherine Bovis. 94 ans, Ancienne prof de philo : «J’en ai voulu toute ma vie à Platon de nous avoir exclues»
Aix-en-Provence, le 28 avril 2015
Portrait de Marie- Catherine Bovis chez elle.
Commande 2015-0590
Photo Olivier Monge. MYOP
Marie-Catherine Bovis est prof de philo. Le 29 avril 1945, elle l’a vécu comme une revanche contre Platon et sa démocratie sélective : «J’ai attendu vingt-quatre siècles pour voter. Platon, je lui en ai voulu toute ma vie de nous avoir exclues, nous, les femmes.» Dans cette famille au patriarche officier, qui n’a obtenu le droit de vote qu’en août de la même année (les militaires n’en avaient jusque-là pas la possibilité), les femmes ont donc été les premières à aller déposer un bulletin dans l’urne. «On parlait politique tout le temps à la maison, mais jusqu’en avril 1945, personne n’a pu voter. Papa était militaire, et nous, eh bien, nous étions des femmes.» Soixante-dix ans plus tard, elle ne se souvient plus du nom qu’elle a mis dans l’urne ce jour de printemps. En revanche, elle se remémore de la dispute fatale avec une amie socialiste. «Elle voulait que je vote pour son frère, qui se présentait. J’ai dû lui expliquer que l’amitié était une chose, la politique en était une autre ! Je ne l’ai plus jamais revue.»
Depuis ce jour, Marie-Catherine, qui a fêté ses 94 ans en janvier, n’a pas raté une seule élection. Ne pouvant plus se déplacer seule, c’est son neveu qui est venu la chercher pour qu’elle puisse déposer son bulletin lors des départementales. Aujourd’hui, elle peste contre la gauche et Hollande, pour lesquels elle a voté en 2012. Elle n’a plus qu’un seul objectif : lutter contre le FN, dont la menace flotte au-dessus de sa Provence. «Mais j’avoue que je vote la mort dans l’âme.»
Elle qui a vu passer beaucoup de gouvernements affirme qu’elle n’a «plus d’idéal en politique. Je choisis le moindre mal. Tout sauf Le Pen, en gros. Ce n’est pas pour moi que je continue à voter. Pour moi, c’est bientôt fini. C’est pour mes petits-neveux et nièces.» Ses petites-nièces ne se rendent pas aux urnes. «Elles ont d’autres envies. Elles préfèrent voyager plutôt que de se donner la peine d’aller voter.» Marie-Catherine marque une pause. «Aujourd’hui, les jeunes n’ont plus confiance dans les hommes politiques. Nous, en 1945, on crevait la faim, mais on avait l’espoir que ça se termine.»

Blanche Lacroix. 94 ans, ex-dessinatrice industrielle, révoltée contre l’ordre familial : «Dans le bureau de vote, ma mère me tend sa main : "Tu donnes ton enveloppe à ton père ?"»
Photo Bruno Charoy
Dans le hall d’une maison de retraite proche de la gare d’Austerlitz à Paris, on demande «madame Lacroix». Réponse de la directrice : «Je vais voir si elle n’est pas en train de fumer sur la terrasse.» A 94 ans, Blanche Lacroix est toujours aussi révoltée. Elle continue à fumer ses cigarillos et ne prend des ordres de personne. Même si elle jure, sur le ton de la confidence, «que la vieillesse, ça vous calme».
Le 29 avril 1945, Blanche était déjà mariée. Mais faute d’avoir changé d’adresse à temps, elle a dû voter avec ses parents, dans le XXe arrondissement. «A peine passé la porte du bureau de vote, ma mère se retourne vers moi et me tend sa main : «Tu donnes ton enveloppe à ton père ?»» Blanche hausse les épaules. «Maman, ça ne lui venait même pas à l’esprit de voter pour elle-même. Moi, pas question de donner ma voix à mon père. Alors, pour marquer le coup, j’ai voté exactement l’inverse de lui, qui était de droite. J’ai voté communiste.» Pas question non plus d’avoir les mêmes goûts que le patriarche, malgré les visites chaque dimanche au Louvre, passées à admirer Rubens. «Il voulait absolument que j’aime les mêmes peintres que lui. Je pétardais au musée ! J’étais insupportable.»
En 1948, cette dessinatrice industrielle divorce de celui «qu’il avait fallu épouser pour quitter le domicile familial». «Une erreur de jeunesse.» Elle se retrouve labellisée «femme seule avec enfant». Famille monoparentale, un cataclysme à l’époque. «Mais je n’en ai franchement rien eu à cirer.» Quand, à 14 ans, Blanche se rebelle, sa mère s’énerve : «Mais tu es une fille, Blanche !» «Je ne comprenais pas. Ça n’avait pas de sens. En fait, je crois que je n’ai jamais compris ces différences de traitement entre les hommes et les femmes. Pour moi, le sexe n’existe pas.»Le jour où elle a appris que les femmes allaient voter, elle a trouvé ça «tout naturel».
Aujourd’hui, sa fille ne se rend pas aux urnes. Mais Blanche refuse de la blâmer. «Je ne vais pas lui faire la même chose que mon père m’a faite : nier son indépendance. Si elle s’en fiche, c’est son droit.»

Jeanne Maurer. 93 ans, ancienne employée de banque : «Je votais comme mon mari, il me tenait au courant»
Photo Bruno Charoy
Sa fille est née le 6 juin 1945, un an après le débarquement en Normandie. En avril de la même année, Jeanne Maurer a 23 ans, est encore enceinte et vote pour la première fois dans son Paris natal. «C’était dans une école rue Fessart, près du métro Jourdain», à deux pas de son appartement de la rue de la Villette (XIXe) : «Il y avait plein de femmes.» Jeanne s’est mariée en 41, et travaille dans une banque «au coin de la rue La Boétie», où elle verra débarquer les cartes perforées des premiers ordinateurs. «La politique et moi, c’est zéro, prévient la Parisienne. J’avais autre chose à faire : ma maison, ma fille, mon travail.» Elle laisse la politique aux hommes. «Je votais comme mon mari, il me tenait au courant de ce qu’il se passait.» Gauche, droite, elle ne se souvient plus très bien de ses votes…
De Gaulle, lui, «l’image de la France», est resté. «On était content de l’avoir.» Les discussions politiques, souvent à sens unique, sont rares. Pourquoi voter, si le bulletin glissé dans l’urne n’est pas vraiment le sien ? «Ça fait toujours une voix», rétorque Jeanne. Soutenir l’opinion de l’époux, c’est sa place en politique.
Pourtant, le 29 avril 1945, tirer le rideau de l’isoloir la réjouit : «Quand on m’a dit que les femmes pouvaient voter, j’ai applaudi des deux mains. C’est un grand pas pour la femme.»
Ce nouveau droit, elle le perçoit comme un devoir : «C’est normal de voter pour ce qu’on pense être le bien. C’est ce qu’il faut faire pour participer à quelque chose. Je n’ai pas l’impression que le droit de vote des femmes était revendiqué, au départ nous étions surprises, c’était inespéré.»
Jeanne Maurer ne s’est pas battue pour voter, mais n’a jamais loupé un scrutin. A 93 ans, l’abstention la dépasse encore. «On ne peut pas se plaindre et ne pas aller voter», pouffe-t-elle, haussant les épaules. «Remarquez, je vote et ça ne va pas mieux non plus», plaisante-t-elle. Sa fille aussi a toujours voté : «Je lui ai dit : "Tu sais, nous [les femmes, ndlr] avons commencé à voter l’année où tu es née."»

Thèrèse Viguier. 92 ans, ancienne serveuse : «Si je ne votais pas, je me faisais engueuler»
Paris le 28 avril 2015. Madame VIGUIER. Commande 2015-0583
Photo Bruno Charoy
«Il me semblait que c’était une liberté, c’est peut-être bête.» Du haut de ses 92 ans, Thérèse Viguier n’est pas sûre d’elle, avertit «qu’elle ne connaît pas grand-chose à la politique», parle au conditionnel, craint que sa mémoire ne lui joue des tours, s’excuse, comme si ses propos la dépassaient. À peine se risque-t-elle à affirmer que oui, avoir «le droit de vote», participer à la vie politique de son pays, c’est être libre: «Il faut que chacun donne son point de vue.» Confusément, Thérèse se souvient de Percy (Manche), son village normand avant qu’elle ne vienne à Paris. En 1945, la bourgade est encore ravagée par les bombardements de la Libération. La maison familiale a volé en éclats, on loge dans la ferme voisine. Les Viguier ont tout perdu. Parmi les ouvriers venus reconstruire la région, Thérèse rencontre son mari, qu’elle épouse la même année. Elle sera mère un an plus tard.
En avril, le couple discute des élections municipales qui approchent. «Avant d’avoir le droit de vote, on ne se rendait pas compte, et quand j’ai entendu les hommes en parler, vu les riches et les pauvres, je me suis fait un avis, et j’ai compris que c’était important. J’ai voté à gauche, mon fond à moi c’était plutôt la droite, parce que ma famille, même modeste, était plus aisée que celle de mon mari. Mes parents étaient ouvriers, mais ça allait. Lui, il était communiste, il m’a dit : «Réfléchis, il faut quand même qu’on se défende.»» Thérèse a voté pour «Monsieur Hugou, un vétérinaire qui était déjà conseiller municipal.» Impossible de se souvenir de son étiquette précise. «À l’époque, la politique était plus directe, plus simple. On avait confiance en lui.»
«J’ai toujours voté», explique l’ancienne serveuse. Même si ses bulletins ne reflétaient pas toujours ses opinions, Thérèse Viguier considérait le vote comme un devoir presque conjugal: «Si je ne votais pas, je me faisais engueuler.»

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