Trop de contraintes, de demandes, d’exigences. Trop de choses à faire, trop d’engagements à tenir. Trop de travail, de stress, de tout… Et, même, trop d’injonctions stipulant constamment d’être soi-même, responsable, épanoui, de trouver qui l’on est, à nul autre pareil. Alors vient l’envie de décrocher, de s’éclipser. Il ne s’agit pas de se détruire – encore moins de se suicider. Juste s’absenter, se laisser vivre, cesser d’être une identité qu’il faut affirmer, se mettre aux abonnés absents, ne plus répondre à rien, ni de rien. Pour un temps, pas nécessairement pour toujours. S’aménager une parenthèse, un refuge, une phase de blanc. Le sociologue David Le Breton voit dans ce phénomène une tentation de notre époque : « Dans une société où s’impose la flexibilité, l’urgence, la vitesse, la concurrence, l’efficacité, etc., être soi ne coule plus de source dans la mesure où il faut à tout instant se mettre au monde, s’ajuster aux circonstances, assumer son autonomie, rester à la hauteur. »
Alors s’inventent, de multiples manières, des tactiques d’effacement, des façons de se mettre en vacance de soi-même. Par le sommeil et par la drogue, par l’alcool et la désocialisation, par le burn out ou la fugue, l’anorexie ou la syncope, voire par l’organisation méthodique de sa disparition. Ces figures distinctes, David Le Breton les évoque avec grande finesse, mobilisant aussi bien textes littéraires qu’enquêtes sociales. En combinant ressources littéraires ou poétiques et données des sciences humaines, il forge un style original pour approcher ce que ces stratégies autonettoyantes ont en commun, en dépit de leur disparité, et qu’il nomme « la blancheur ». Comment la définir ? Elle constitue « cette volonté de ralentir ou d’arrêter le flux de la pensée, de mettre enfin un terme à la nécessité sociale de se composer un personnage selon les interlocuteurs en présence. Elle est une recherche d’impersonnalité, une volonté de ne plus se donner que sous une forme neutre. »
Devenir sage
Le plus frappant, au terme de ce périple singulier à travers des vies suspendues et des identités estompées, est sans doute de songer combien ce qui peut passer, dans l’Occident moderne, pour dysfonctionnement, conduite plus ou moins pathologique, refus des normes et du modèle dominant, ressemble de fort près à ce qui fut au contraire recherché, valorisé, porté aux nues par les sagesses de l’Orient antique. Dans leur perspective, devenir neutre, imperceptible, transparent ne sont pas des déficiences ou des manques. Ce sont au contraire, comme l’attestent d’innombrables textes indiens ou chinois, des blancheurs qu’il convient de prendre pour horizon. Se rendre impersonnel équivaut à devenir sage. Etre fade est ce qu’on fait de mieux. Se désindividualiser, se désubjectiviser ne sont pas des ratés, mais des réussites. Parce que la consigne n’est pas d’être soi, mais de cesser de l’être. L’idéal n’est pas de trouver son individualité, mais de la perdre.
Finalement, bien que David Le Breton ne s’y risque pas, son travail conduit à une réflexion sur la diversité des cultures et la divergence de leurs axes. L’obsession occidentale de la présence, de l’individualité, de la trace considère comme autant de défaillances la passion de l’absence, la recherche d’impersonnalité, le travail d’effacement. L’Asie, à l’inverse, les a valorisées.
Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, de David Le Breton, Métailié, « Traversées », 208 p., 17 €.
Signalons, du même auteur, la parution d’Adolescence et conduites à risque, Fabert, « Temps d’arrêt/Lectures », 64 p., 3,95 €.
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