Scipion est un roman policier psychologique. Au premier abord, cette définition est d’une banalité désolante. Erreur : ce n’est pas que la psychologie sert à résoudre le mystère, c’est que le mystère est psychologique. L’énigme est le caractère du narrateur.
Celui-ci s’appelle Anibal, c’est pourquoi le roman de Pablo Casacuberta, né à Montevideo en 1969, s’intituleScipion. «Ce que Scipion a réussi en l’an 202, c’est vaincre Hannibal. […] Hannibal a vécu dix-neuf ans de plus, borgne, humilié et seul. Je connais cette histoire assez bien, entre autres choses parce que je lui dois mon prénom.» Et aussi parce que son père mort était un historien réputé qui avait peut-être pour lui une autre ambition que d’en faire un vaincu. Entre Spirou et les Héritiers de Franquin et l’Héritage infernal de Charles Trenet, le roman a pour thème principal la façon, ironique et dramatique, dont le héros se tire de son héritage aussi bien matériel qu’immatériel.
Anibal est un exclu, presque l’exclu absolu. Un sac lui échappe dans des circonstances terribles, c’est «une preuve supplémentaire que tout ce que je pensais m’appartenir finissait par me glisser entre les doigts, une confirmation de mon exil profond de tout lieu possible, mais surtout de ces souvenirs et des endroits que je concevais, avec une puérile illusion, comme ma patrie». La «jolie fille» de l’agence immobilière qui lui fait visiter son appartement familial à lui, le sinistre avocat qui pousse «à l’extrême sa tendance à s’immiscer dans mes affaires en me sauvant la vie au risque de perdre la sienne», les aventures sexuelles du contremaître et de l’infirme, ces patrons «à la merci de la charité conditionnelle» desquels il se trouve : tout le temps et partout, il y a de quoi mettre le narrateur en porte-à-faux, de quoi l’inquiéter, le déstabiliser. Son état d’esprit, d’ailleurs, varie «entre la stupéfaction et une franche impulsion homicide». Il y revient plus tard en expliquant qu’il a beau multiplier les projets d’assassinat, il est bien forcé de les abandonner dans la seconde, «car je manquais de l’énergie nécessaire pour tuer autre chose que le temps».
Qu’a donc hérité Anibal de ce «père plutôt moyen» qui était aussi «un universitaire dominé par la vanité et à la recherche désespérée de la flatterie» et qui assénait ses «sandwichs d’Histoire» à la famille qui ne demandait qu’à finir sa soupe ? «J’avais dû parcourir le chemin tellement à l’aveuglette à la recherche de son affection et j’y avais reçu tant de coups, que j’avais finalement choisi de me résigner à la plus extrême quiétude.» La quiétude n’est pourtant pas le propre du narrateur lancé dans une sorte de supplication sans fin envers un «personnage multiforme», «tel un pauvre Sisyphe poussant vers le haut un rocherverbal». Même le «berceau de la civilisation», il ne demanderait pas mieux que d’en connaître la localisation exacte, mais seulement «pour éviter d’avoir à le pousser avec son bébé ingrat à l’intérieur». Pablo Casacuberta n’est pas dénué d’une certaine ironie envers la rage de son héros qui réfléchit aussi sur «la condition de père et de fils» pour en arriver là :«Nous étions juste coupables de ne pas savoir vivre, à peu près comme tout le monde.» Vivre est l’ambition d’Anibal qui est obligé d’employer l’ironie à son propre égard pour espérer atteindre cet objectif. «Qu’est-ce que j’attendais ? Que la vie se présente ponctuellement, aux heures de bureau, pour me demander pardon des privations infligées et me rendre, en petits paquets bien emballés, tout ce qui m’avait été volé ?» Le narrateur va chercher sa solution : «Je fléchis les genoux et je me jetai enfin à l’eau comme on saute d’un immeuble en flammes.» Il arrive qu’action et réflexion aient des points communs.
Anibal aussi est spécialiste d’histoire ancienne, au point que le monde contemporain a du mal à se glisser jusqu’à lui. Sa sporadique lecture des journaux ne lui apporte rien, «je pouvais à peine discerner de quoi diable parlait ce fatras de lettres, ce que voulaient les chiites, et quid des sunnites, qui luttait pour l’indépendance du Timor oriental, et pourquoi montait ou baissait le prix du pétrole». Ce qu’il comprend du monde contemporain, c’est le «véritable prodige d’ingénierie sentimentale»imaginé par son père pour «faire fleurir la culpabilité chez une personne lointaine, quasi inconnue de lui, et cela deux ans après sa mort». Au-delà de «qui manipule qui ?», les questions seraient plutôt «qui manipule quoi ?» et «quoi manipule qui ?». Un interlocuteur explique au narrateur que l’historien n’est pas «un simple collectionneur d’anecdotes», «une sorte de caissier, qui accumule et additionne des témoignages». «Non seulement on se confronte à des témoignages dignes de foi, mais aussi à toutes sortes de fantasmes, d’impostures, de fraudes. C’est justement l’aspect stimulant du travail.» Quid, dans ces conditions, de la résolution de l’énigme ? Le caractère d’Anibal est-il différent de ce qu’on soupçonnait ? En tout cas, la fin est romanesque.
Par Mathieu Lindon
Pablo Casacuberta Scipion Traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry. Métailié, 262 pp.
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