Roland Barthes, qui connut très tôt la maladie, savait le temps compté et se méfiait des livres épais : « Pourquoi ne pas produire volontairement une littérature courte ? », demandait-il dans une lettre datée de décembre 1951, alors qu’il était sur le point de publier, à 37 ans, son premier ouvrage, Le Degré zéro de l’écriture (1953). Barthes, dont les études et le parcours académique se déroulèrent à la marge, ne valorisait pas non plus l’université, ses cadres traditionnels, ses méthodes établies : « Il a certainement été celui qui nous a le plus aidés à secouer une certaine forme de savoir universitaire qui était du non-savoir », résumera le philosophe Michel Foucault à la radio, dans un entretien avec Jacques Chancel, en 1975. Barthes, enfin, ne prisait guère la démarche biographique : privilégiant l’autoportrait sous forme de fragments, il avait tendance à considérer tout récit chronologique et continu comme une « cochonnerie ».
Une fois posée cette triple méfiance à l’égard des gros livres, des savoirs universitaires et de l’entreprise biographique, la conclusion s’impose : tous ceux qui ont appris à lire avec Barthes, et, par exemple, avec ses Mythologies ou ses Fragments d’un discours amoureux, tous ceux qui pour cette raison l’aiment d’une passion fidèle et jalouse (nous sommes nombreux), ne peuvent d’abord réprimer un mouvement de recul devant une énorme biographie de lui rédigée selon les canons de la faculté et les rituels de la commémoration. 700 pages sur Barthes pour le centenaire de Barthes !
Comment ne pas se rebiffer ?
Or voilà une belle surprise : Tiphaine Samoyault signe un livre sensible et accueillant, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, savourer l’instant vécu. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane évoquée par Barthes à la fin de sa vie, cabane de jeunesse qu’il appelait, en mêlant le latin et le basque, « gochokissime », pour dire la douceur de l’endroit : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. »
A l’abri du conformisme
La cabane baignait dans cette lumière du Sud-Ouest où Barthes a passé son enfance, une lumière à laquelle il resta attaché toute sa vie, parce qu’il s’y sentait à l’abri du conformisme, de la vulgarité, et parce qu’elle était associée à cette mère si centrale, si inspirante, avec laquelle il vivait encore quand elle disparut. Le motif de la clarté structure l’ensemble de cette vie, vie sensible, vie intellectuelle aussi, c’est tout un. Illuminer la littérature en s’éclairant soi-même, soumettre les grands textes et l’existence ordinaire à un même geste d’élucidation, telle fut l’obsession de celui dont l’ultime ouvrage, le livre de la mère, s’intitule La Chambre claire (1980).
Trente-cinq ans après l’accident absurde, le choc avec la camionnette d’un teinturier, qui devait entraîner la mort de Barthes, Tiphaine Samoyault parvient à jeter une lumière nouvelle sur l’itinéraire d’un intellectuel dont le rayonnement ne connaît pas les frontières, qui définissait la littérature comme « la lueur même du réel » et soulignait sa propre « furie de clarté ». Comment réussit-elle ce tour de force ?
D’abord, bien sûr, en exploitant des archives inédites, lettres, carnets, agendas, manuscrits… et puis cet incroyable « fichier-journal » où Barthes consigna choses vues et mots chéris dès ses années étudiantes. Mais surtout en immergeant Barthes dans sa propre lumière, à la fois douce et exigeante. Ici, nulle raison glacée ou inquisitoriale, rien que l’intelligence émue.
Sous ce tendre éclairage, donc, la vie de Roland Barthes. Sa naissance, à Cherbourg, en 1915, dans une famille de la bourgeoisie appauvrie. La mort précoce de son père, sur le front de la Grande Guerre, qui le laisse pupille de la nation. L’enfance à Bayonne, tout contre Henriette, cette « mère repère » qui ne lui fera jamais la moindre observation. En 1924, le jeune Roland « monte » à Paris, habite avec sa mère dans des réduits de fortune et conçoit un sentiment croissant de marginalité : « Je n’avais pas les costumes qu’il fallait (…). Pas de quoi payer les livres de classe », confiera-t-il en 1977 à Bernard-Henri Lévy. Les années 1930 sont celles des découvertes : découverte de l’amitié et de l’homosexualité, prise de conscience politique (le 6 février 1934 est central), mais aussi rencontre avec la maladie, qui l’oblige à interrompre sa terminale. A la veille de la guerre, la tuberculose brise net son parcours scolaire et le confine au sanatorium pendant de longues années.
Mains amicales
Samoyault fait de cet isolement prolongé, qui coupe Barthes de ses camarades au moment où ceux-ci vont s’engager dans la vie, les études ou la Résistance, une expérience fondatrice. C’est là que naît le sentiment de déclassement et d’imposture dont il essaiera sans cesse de s’affranchir. Par exemple en saisissant les mains amicales, comme celles que lui tend l’éditeur Maurice Nadeau, qui lui fait signer ses premiers articles dans Combat : « Nadeau, à qui je dois cette chose capitale, un début… », résumera Barthes. Sous la plume de la biographe, le socialisme et les coups de foudre politiques, le marxisme et le théâtre, le structuralisme et la littérature deviennent autant d’instruments avec lesquels le jeune Barthes tente de respirer à nouveau. Tiphaine Samoyault consacre à toutes ces tentatives de riches et superbes pages. Sans s’interdire le recours à quelques explications psychologisantes, dont on pensera ce qu’on veut, mais qui demeurent toujours loyales à l’égard de son sujet. De même, entre deux chapitres thématiques et chronologiques, elle glisse des analyses consacrées aux relations respectives que
Barthes a entretenues avec Gide, Sartre, Sollers et Foucault, un choix qui paraîtra arbitraire ou audacieux, selon les affinités.
Page après page, elle conjugue les deux tendances qui emportent la vie et l’œuvre de Barthes. D’un côté, la sentimentalité, parfois jusqu’au pathos : si le grand public connaît les Fragments d’un discours amoureux, livre au gigantesque succès, on ignore souvent tout de la vie affective de Barthes, que Samoyault restitue ici avec tact et pudeur. D’un autre côté, l’esprit de synthèse, au risque du systématisme : avec sa manie du classement, du rangement, l’auteur de Système de la mode apparaît également comme un homme d’ordre, une âme disciplinée, un professeur organisé. Au croisement de l’émotion et de l’explication, donc, Tiphaine Samoyault brosse un portrait de Barthes en homme sensible, précis, attachant à l’extrême. A mille lieues de l’intellectuel jargonnant que ses détracteurs brocardaient, très loin aussi du révolutionnaire avant-gardiste que ses thuriféraires célébraient, elle fait de Barthes un écrivain classique. Autrement dit un auteur d’une terrible modernité, et d’une étincelante clarté.
Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.
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