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lundi 19 janvier 2015

Après les attentats, panser les esprits

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par 


Certains pensent avoir vécu un film d’horreur. Anéantis, hébétés, les salariés de Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, ont vu leurs amis proches abattus devant eux. Deux jours plus tard, des otages du supermarché Hyper Cacher, porte de Vincennes, ont aussi été témoins de meurtres et ont été eux-mêmes pris au piège durant quatre heures, convaincus qu’ils allaient mourir.


Aussitôt après l’attaque de Charlie Hebdo, les survivants ont été conduits dans un théâtre proche de la rue Nicolas-Appert, siège de l’hebdomadaire, avec les familles endeuillées. C’est dans une banque proche du supermarché casher qu’ont été pris en charge la vingtaine d’otages. Ensuite, les uns comme les autres ont presque tous été transférés à l’Hôtel-Dieu, où se situent les urgences médico-légales.

Car, au même titre que les blessés physiques, ces « blessés psychiques » doivent eux aussi être soignés. Spécificité française, un dispositif d’urgence médico-psychologique a été constitué en juillet 1995, à la suite de l’attentat terroriste à la station de RER Saint-Michel, puis renforcé en 2013. Des cellules d’urgences médico-psychologiques (CUMP) ont été créées dans chaque département. Celle de Paris travaille en lien avec le SAMU de la capitale. Elle vise à apporter des soins d’urgence aux victimes de blessures psychiques lors de catastrophes, d’accidents, d’attentats…


Intervenir vite


Ces personnes sont prises en charge par des médecins, psychiatres, psychologues, infirmiers psychiatriques volontaires préalablement formés. « Il est important d’intervenir vite, pour écouter, repérer l’importance des symptômes », explique le professeur Didier Cremniter, responsable du réseau national des CUMP et psychiatre référent.

Dans les heures qui ont suivi les drames, la plupart des victimes, sidérées, ne parviennent pas à parler. Alors qu’elles s’apprêtaient à aller déjeuner joyeusement après une conférence de rédaction à Charlie Hebdo, qu’elles faisaient leurs courses pour préparer shabbat ou que cet homme, non juif, qui adore la cuisine orientale, allait acheter du houmous, la vie de ces personnes a basculé.

Le ressenti des victimes est bien plus fort en cas d’actes intentionnels qu’après une catastrophe naturelle ou un accident. Plus encore lorsqu’il s’agit d’actes racistes ou antisémites. « Comment se remettre de voir un homme agoniser dans une mare de sang, à quelques mètres, quatre heures durant ? », questionne l’un des otages du supermarché Hyper Cacher. Après des actes terroristes, « entre 20 % et 40 % des blessés psychiques ont des symptômes sévères qui vont persister plusieurs années en termes de troubles post-traumatiques spécifiques et de conduites addictives », constate le professeur Louis Jehel, au CHU de Martinique, qui a créé en 2001 le premier service de psychotraumatologie à l’hôpital Tenon, à Paris.

« La plupart de ces personnes présentent tout d’abord une très forte anxiété, c’est ce qu’on appelle la dissociation péritraumatique, comme le lapin dans les phares de l’automobile », explique le docteur Gérard Lopez, président de l’Institut de victimologie, créé en 1994. Elles ont des comportements automatiques, l’impression que le temps passe plus vite, ou plus lentement, bref, sont déconnectées psychiquement de la réalité. « Ça peut durer de quelques minutes à plusieurs heures, décrit le docteur Lopez. Lors de l’attentat de Saint-Michel, j’ai vu un réanimateur très aguerri faire un pansement à un mort, il était complètement dissocié. » Le blessé psychique est choqué au sens propre, il peut ne plus identifier son corps.

« Il s’agit en priorité de réduire l’impact de la douleur, de l’effroi du traumatisme. Ce dernier est majoré par le sentiment de solitude, car ces personnes se sentent déshumanisées, et le soutien qu’on doit leur porter est une priorité, avec leurs proches, qui doivent aussi être aidés », résume le professeur Jehel. Il faut mettre en œuvre tous les moyens pour rassurer. Une peur intense en situation de choc traumatique vient stimuler l’amygdale, petit ganglion situé à la base du cerveau qui, de façon automatique, « va prendre le contrôle de celui-ci en inhibant le cortex préfrontal, qui sera en incapacité de traiter et de comprendre ce qui survient », décrit le professeur Jehel.


Ne pas forcer la parole


La psycho-éducation est un autre rôle des cellules médico-psychologiques, explique le docteur Lopez : « Dire aux gens qu’ils ont vécu un événement extraordinaire, qu’il est absolument normal d’être bouleversé. Je leur explique que ces troubles, dans la grande majorité des cas (environ 75 %), devraient s’atténuer. » Il faut aussi leur dire qu’il y a des possibilités de prises en charge psychologiques, sociales et judiciaires, notamment auprès des associations comme l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (Inavem), l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT) et la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac).

Des séances communes de débriefing, qui permettent d’entendre d’autres personnes qui ont vécu le même événement, peuvent être organisées. Le docteur Lopez est par exemple intervenu lundi 13 janvier à Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), dans une entreprise extrêmement ébranlée après l’assaut final contre les frères Kouachi. Les cellules y étaient d’abord intervenues par téléphone, de façon extrêmement fragmentaire et parfois inappropriée, estime-t-il. « Une psychologue a dit à un salarié de ne pas retourner sur le lieu du drame, ce qui est le contraire de ce qu’il faut conseiller. » Des séances de débriefing se sont également déroulées dans de nombreuses écoles autour de l’Hyper Cacher.

On entend souvent dire qu’il faut aussitôt « déballer », verbaliser, mais ce n’est pas toujours vrai, mettent en garde les professionnels. « Il ne faut pas forcer la parole, explique le docteur Hélène Romano (hôpital Henri-Mondor, Créteil), responsable de la CUMP du Val-de-Marne. Ce n’est que les jours suivants que l’on peut commencer à mettre des mots sur les émotions ressenties, avec une mise en récit du vécu post-traumatique. » Très sollicités par les médias, des témoins de ces scènes d’horreur peuvent être tentés de répondre. « Les risques sont grands de donner une image de soi qui sera figée, et qui pourrait réactiver durablement des souvenirs », explique le professeur Jehel. Or, à chaque fois que le souvenir est réactivé, la personne se retrouve dans le même état de douleur émotionnelle. « Cela a été confirmé par l’imagerie cérébrale en IRM », souligne le professeur Jehel, pour qui il y aurait sur ce point une question éthique complexe pour les médias, entre devoir d’information et respect des victimes.


« Certains de mes collègues prescrivent des médicaments. Nous ne les utilisons que pour traiter les symptômes. La verbalisation provoque souvent un soulagement », souligne le docteur Cremniter. « Les benzodiazépines sont contre-indiquées car elles augmentent les troubles dissociatifs et les troubles de mémoire. Quant au propranolol, il serait intéressant, mais ce produit n’a pas obtenu l’autorisation de mise sur le marché (AMM) dans cette indication », souligne le docteur Lopez.


Dans les jours qui suivent, « le moindre bruit déclenche un état de qui-vive, de tension permanente, qui épuise les personnes et nécessite une prise en soins précoce par des professionnels formés pour réduire cette onde de choc traumatique », explique le professeur Louis Jehel. « L’angoisse peut s’imposer par des reviviscences de l’événement, des flash-back, des images qui rappellent à l’identique la scène traumatique de l’événement », souligne Eric Ghozlan, psychologue clinicien, directeur du pôle enfance de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE). Des victimes de l’attentat contre l’école Ozar-Hatorah de Toulouse, le 19 mars 2012, ont ainsi rappelé les CUMP ces derniers jours.

« Nous allons réunir les familles impliquées dans la prise d’otages de l’Hyper Cacher pour les informer et les soutenir sur le plan juridique et psychologique », explique Eric Ghozlan. Une cellule de crise médico-psychologique, pilotée par les institutions communautaires, dont l’OSE, intervient depuis 2004 auprès des victimes d’agressions antisémites au côté du Service de protection de la communauté juive, accompagnée par le docteur Lopez. « Notre objectif est de venir en appui aux cellules d’urgence, en aucun cas de se substituer à elles et surtout de poursuivre dans la durée l’accompagnement », précise Eric Ghozlan.

Six professionnels bénévoles de cette cellule, de tous horizons, ont accompagné les otages et leurs familles au côté de l’équipe de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. « Il faut être en mesure de proposer un soutien psychologique, notamment après les cérémonies », insiste Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fenvac, qui participe à la cellule de crise interministérielle. Dans tous les cas, l’objectif est d’éviter que ces blessés psychiques ne développent un état de stress post-traumatique (ESPT) qui peut survenir quelques semaines après le drame.


Des effectifs insuffisants


Le protocole veut que chaque « blessé psychique » soit rappelé par un professionnel de la cellule psychologique une semaine environ après les faits. Mais ce n’est pas toujours le cas. Sur le papier, la CUMP de Paris dispose d’un poste de psychiatre à temps plein et un demi-poste de psychologue ou d’infirmier, et s’appuie sur une liste de volontaires (psychiatres, psychologues, infirmiers formés et mobilisables) qui peuvent se rendre sur les lieux du drame. Dans les faits, le renfort de CUMP de départements limitrophes a été demandé.

Pour beaucoup de praticiens, les effectifs sont notoirement insuffisants. « Ces cellules sont des leurres : un unique poste de psychiatre à temps plein pour une ville comme Paris, c’est un dispositif à l’agonie, s’insurge Hélène Romano, qui gère les catastrophes depuis douze ans. Il faut avoir plus de moyens pour répondre à la demande. Ces drames devraient permettre une prise de conscience politique de la nécessité de renforcer l’urgence et la prise en charge des victimes. » « Les moyens consacrés à la reconnaissance des troubles traumatiques sont encore insuffisants, alors que 3 % à 15 % de la population en France y sera confronté », pointe de son côté le professeur Jehel.

A plus longue échéance, les symptômes les plus courants sont des problèmes de sommeil, une irritabilité, des réactions phobiques, d’évitement, des symptômes dépressifs… Mais tous n’en souffriront pas. « Nous ne sommes pas égaux face au trauma, cela dépend de l’histoire de chacun », précise Daniel Koren, psychologue-psychanalyste. « Chaque personne va réagir différemment face à un tel événement, renchérit Serge Reznik, psychiatre-psychanalyste. Le fait d’être attaqué en tant que juif peut réveiller un sentiment d’insécurité profond, hérité pour certains de l’histoire de leurs parents ou grands-parents qui ont été pris dans la catastrophe du nazisme. »

« Le traumatisme peut aussi se propager comme une onde de choc et toucher des personnes que l’on pensait à distance de l’événement », qui n’y ont pas directement assisté, prévient Eric Ghozlan. Mais en règle générale, ce sont souvent les personnes les plus traumatisées qui seront les plus réfractaires à toute aide, qui seront les plus vulnérables à des troubles à long terme.

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