Peut-on encore mourir pour une image ? Au XXIe siècle, la guerre des iconoclasmes fait encore rage. Comment expliquer que les musulmans s’interdisent aujourd’hui les images du Prophète et de Dieu, alors même qu’aucun texte interne à la doctrine ne le prescrit ? Durant des siècles, les créateurs musulmans ont réussi, grâce à la calligraphie, à détourner cette clause en se refusant consciemment ou inconsciemment à figurer des êtres humains.
Un déplacement significatif s’est produit entre deux visions, deux doctrines : la saine compréhension du Coran et d’hadith [dits du Prophète non retenu dans le Coran], d’un côté ; l’instance du fiqh (jurisprudence islamique) de l’autre, qui a posé un magistère particulier et une règle de droit. Ce déplacement est le nœud du blocage actuel.
Aujourd’hui nous devons défendre notre amour des images, notre définition des notions de liberté individuelle, et la séparation des prérogatives religieuses et publiques. Ce combat, qui se poursuit depuis la chute du califat en 1923, tient en quelques lignes : le créateur musulman ne veut plus s’agenouiller devant l’imam qui n’est pas, contrairement à ce qu’il prétend, dépositaire d’une légitimité religieuse supra humaine, car la religion ne conduit plus les nations comme par le passé et ne confie son destin qu’à des cœurs purs, sans ancrage dans le réel.
Concrètement, il y a dans le monde arabe des écrivains, des cinéastes, des dramaturges, des plasticiens et d’autres créateurs qui doivent restreindre la puissance de leur talent de peur d’être jetés dans les enfers. Il y a encore des écrivains qui sont l’objet de fatwas malveillantes et venimeuses issues de cerveaux ensauvagés par l’émergence du fondamentalisme religieux et guidés à distance par des idéologues arrogants. L’islam est-il donc devenu l’otage des images diffractées et coupables que chacun dans sa vision intime, dans sa représentation assumée ou dans son délire, se fait de lui ?
Misère philosophique
Ce que les censeurs ne savent pas, c’est que Dieu est plus subtil que leur « ministère du culte et de la vertu ». Parce que c’est Dieu, tout simplement et qu’il n’a pas besoin de porte-étendards ni de thuriféraires, et pas même de martyrs. S’agit-il seulement d’une fusion entre le réel et l’irréel, ou d’un monde courant plus vite que le temps qu’il secrète, d’une dérision de la dérision ou d’une obscure histoire qui bégaie ? Que pouvons-nous attendre pour demain, un progrès ou une régression ?
Cette quête de sens est un manifeste du non-sens absolu auquel se nourrit aujourd’hui l’islam. L’islam est désormais le déversoir de la misère philosophique, elle est le réceptacle de tous les réprouvés de la terre. L’islam est le bouc émissaire de toutes les exaspérations, mais les jeunes embrigadés au nom de promesses paradisiaques ne savent pas qu’ils profanent la religion pour laquelle ils se battent.
En vérité, Mahomet, le Prophète avait de l’humour, ce sont ses zélateurs qui n’en n’ont pas. L’islam est formel, il récuse le titre de martyr à celui qui assassine des civils, car si tous les tueurs sont admis dans la bénédiction d’Allah, cela signifie tout simplement que le paradis est plein d’assassins. La morale commune réprouve le meurtre et l’assassinat, elle ne peut être complice de la lâcheté de ceux qui acquièrent une quelconque réputation en s’adonnant à de si sales pratiques.
Cuisine individuelle
Le refus de l’image laisse de nombreuses victimes sur le carreau. Or, la réforme de l’islam à laquelle tant de penseurs musulmans s’adonnent, exige d’emblée que la question de la représentation des puissances divines soit libérée du carcan de l’invisibilité. Ne pas représenter le Prophète, c’est faire de lui une idole païenne, un Anti-Dieu. Les chiites représentent déjà leur saints tutélaires, les mystiques musulmans en font de même. On fait de la non-représentation du Prophète un secret mais si nous lisons les traités de théologie, Mohamed est décrit avec force détails.
Au fond l’interdit de la représentation du Prophète est une façon détournée de laisser brides ouvertes à tout un chacun de se faire sa cuisine individuelle. Ne pas accepter le Prophète de tous les musulmans pour mieux se construire son panthéon personnel, sa mosquée, ses rites déambulatoires, ses satisfactions coupables et autant d’arrangements possibles.
Libérer l’image est une nécessité devant la prolifération maligne des images individuelles, forcément solipsistes. Dans tous les cas de figure, la question d’associer un petit dieu à un grand ne se pose plus depuis que d’autres dieux plus matérialistes, l’argent, le pouvoir, la vitesse des rotatives, les tweets ont pris le pas sur le dieu de compassion qu’est Allah.
Malek Chebel est l’auteur de L’Inconscient de l’islam (CNRS éditions, 124 pages, 15,90 €).
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