Les députés examinent, depuis lundi 24 novembre, en deuxième lecture la modulation des allocations familiales. En annonçant cette mesure destinée à rééquilibrer le budget de la Sécurité sociale, le gouvernement avait certainement conscience de heurter de front un principe symbolique : celui de l’universalité, auquel les Français sont attachés. Ils ont en mémoire le souffle des grandes réformes nées pendant la Résistance.
Fondées sur les trois principes d’unité, d’universalité et d’uniformité, elles avaient l’ambition de construire une nouvelle cohésion entre tous les Français si meurtris à l’époque, grâce à l’accès de chacun à la santé, à l’éducation et à l’emploi. L’assistance devait être ainsi progressivement absorbée dans l’assurance sociale universelle. Il est certes nécessaire, aujourd’hui, de se remémorer cette vision. Car la mise en cause de l’universalité est d’autant plus douloureuse qu’elle n’apparaît pas rattachée à une nouvelle vision d’avenir de la protection sociale.
La précarité gagne du terrain
Pour autant, on ne peut s’arc-bouter sur ce principe sans tenir compte de la distance prise avec l’idéal du Conseil national de la Résistance. Nous constatons aussi bien par les observations statistiques, par exemple celles de l’Observatoire de la pauvreté, que par les rapports sur l’activité des grandes associations de solidarité, par exemple le Secours catholique, que notre système de protection sociale ne répond plus aux besoins des plus pauvres d’entre nous. Il n’est plus adapté aux grandes mutations de notre société, au chômage de masse, au délitement du lien social et aux difficultés familiales.
Malgré toutes les initiatives prises ces dernières années en matière de lutte contre l’exclusion, la précarité continue de gagner du terrain. Le taux de chômage durablement élevé et le développement des contrats précaires fragilisent beaucoup de nos concitoyens qui s’enfoncent dans la pauvreté sans pouvoir espérer rebondir, et qui ne pourront se constituer des retraites suffisantes. Des prestations existent pour couvrir les besoins des plus pauvres, mais beaucoup n’y ont pas recours pour diverses raisons : mauvaise information, découragement, volonté de s’en sortir seul…
La France est devenue un des pays d’Europe où la pauvreté des jeunes et des enfants est la plus élevée, malgré une politique familiale réputée généreuse ; un enfant sur cinq est pauvre, un pauvre sur trois est un enfant. En cause, la précarité de leurs parents (10 % des enfants vivent dans une famille où aucun adulte ne travaille) et la complexité des dispositifs de solidarité qu’elle engendre : segmentés et cloisonnés, ils ont perdu leur cohérence globale. Ils ne contribuent plus à réduire les inégalités, mais en produisent de nouvelles. Les services publics ne peuvent répondre seuls aux besoins d’écoute, de relation et d’entraide nécessaires pour sortir de la pauvreté. Enfin, le financement de la Sécurité sociale, en déficit chronique, conçu dans un contexte de plein-emploi, repose trop largement sur le contrat de travail.
Nous ne pouvons plus continuer à distinguer entre une logique d’aide sociale qui s’adresserait aux familles pauvres et une logique d’assurance qui pratiquerait l’universalité. Cette frontière, qui recoupe celle de l’exclusion durable du marché du travail, n’est pas tenable et conforte un dualisme d’institutions et de mode de financement entre Sécurité sociale et aides.
Nous avons par-dessus tout besoin d’une vision neuve de la protection sociale, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositifs économiques et sociaux qui expriment la solidarité. Il faut en finir avec le cloisonnement des acteurs, selon qu’ils se rattachent ou non au monde du travail, repenser les bases du financement pour prendre en compte la capacité de chacun à participer à la vie sociale, que ce soit par une activité rémunérée ou non. Nous voulons rebâtir un système universel plus cohérent et plus efficace pour tous, en particulier pour les plus vulnérables. La crise ne serait pas inutile si elle donnait le courage d’engager une telle réforme, véritablement structurelle.
Denis Clerc est économiste, fondateur de la revue Alternatives économiques, Véronique Fayet est présidente du Secours catholique-Caritas France, Jérôme Vignon est président des Semaines sociales de France et de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
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