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Par Gaëlle Picut
« Il y a des tire-au-flanc et des gens malhonnêtes, mais, dans leur majorité, ceux qui travaillent s’efforcent de le faire au mieux et donnent pour cela beaucoup d’énergie, de passion et d’investissement personnel », estime le psychiatre Christophe Dejours, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et fondateur de la psychodynamique du travail. Alors, pourquoi assiste-t-on parfois à une moindre implication dans le travail, à un désengagement, voire à de l’absentéisme ? D’où vient cette crise de la conscience professionnelle, qu’est-ce qui a abîmé la valeur travail ?
« Le manque de reconnaissance fait que l’on perd sa motivation. On met moins d’investissement et donc de conscience professionnelle dans son travail. C’est une spirale infernale. On fait son travail, mais sans supplément d’âme », estime Maëlys Poinsu, chef de projet dans une agence de communication. Faute d’autonomie, de moyens, de reconnaissance, les salariés perdent l’envie de bien faire. Ou de faire tout court. A cause d’un manager défaillant, d’une organisation du travail imparfaite, d’objectifs inatteignables ou contraires à ses propres valeurs, on baisse les bras, on décide de faire le strict minimum. Cela entraîne une perte d’estime de soi, et surtout la disparition du plaisir de travailler.
« Une grande majorité de salariés ont une conscience professionnelle parce qu’elle est un gage d’épanouissement. Mais cette conscience s’étiole lorsqu’il y a perte de sens, perte de direction ou l’absence de retours positifs ou du moins constructifs,analyse Marie-Laure Dancer, coach. Tout est fonction de contexte et surtout de contexte humain. » De nombreux salariés, issus de professions diverses (enseignants, infirmières, médecins, magistrats, salariés travaillant dans les entreprises de service…) se plaignent de ne plus pouvoir exercer correctement leur métier. Ou pire, de mal faire leur travail.
« La possibilité de faire son travail dans les règles de l’art est malmenée à cause d’organisations à la recherche de rentabilité financière à court terme. La conscience professionnelle est alors vidée de sa substance », analyse Yves Clot, professeur de psychologie du travail au CNAM, coauteur de Le travail peut-il devenir supportable ? (éd. Armand Colin, 240 p., 18,90 euros). De plus en plus de salariés ne se reconnaissent plus dans ce qu’ils font.« Quand le travail est ravalé, la qualité empêchée, la psychopathologie n’est jamais loin », rappelle M. Clot.
« J’ai préféré démissionner »
Le souci du travail « bien fait » pose de plus en plus de problèmes de conscience, alors même que le discours sur la qualité est omniprésent dans les organisations. William Réjeault, infirmier pendant treize ans, notamment en maison de retraite, explique dans son livre Maman, est-ce que ta chambre te plaît ? (éd. Privé, 2009) qu’il lui était impossible de bien faire son travail, par manque d’effectifs, de moyens, de formation.
« Ma conscience professionnelle en a terriblement souffert. Au point que j’ai préféré démissionner que de continuer à travailler dans ces conditions, avec le sentiment de mal faire, de ne pas pouvoir faire selon mes valeurs », explique-t-il. « La conscience professionnelle est pourtant le trait d’union entre santé et efficacité du travail. Quand elle est malmenée, quand le dialogue sur ces questions est refoulé, le professionnalisme s’en ressent »,analyse Yves Clot. Les drames de la conscience professionnelle sont ravageurs pour la santé des salariés. L’actualité de ces dernières années a montré que les conflits de valeur pouvaient aller jusqu’au suicide. « Ils sont souvent le fait de personnes très investies, avec une forte conscience professionnelle », rappelle-t-il.
De son côté, Xavier Foubert, manageur chez Thalès, constate« qu’avec les 35 heures, la tension sur la compétitivité et l’intensification du travail, les tâches qui apportaient du plaisir aux salariés, mais pas forcément valorisées par l’entreprise, ont été supprimées ». On assiste à des tensions entre les besoins de l’entreprise et l’image que se font les salariés de leur métier, leurs aspirations. Cela peut créer un sentiment de mal-être, d’incompréhension. « Plus l’entreprise est taylorisée, plus le salarié peut avoir des cas de conscience. A l’inverse, plus elle est artisanale, moins cela sera le cas », conclut le manageur.
Par ailleurs, la notion de conscience professionnelle est différente selon les générations et les leviers de l’engagement ne sont plus les mêmes. Paradoxalement, alors que la conscience professionnelle est malmenée à l’intérieur des entreprises, on assiste dans la société, de la part des usagers, des citoyens, à une exigence forte d’un travail de qualité qui concerne aussi bien les produits ou les services que la santé et l’éducation.
« La demande de conscience professionnelle revient comme un boomerang, à travers notamment la demande écologique »,estime Yves Clot. Les nouvelles générations sont conscientes que l’on ne peut plus continuer à se nourrir avec des risques sanitaires, à dilapider les ressources de la Terre. Pour soigner le travail, le psychologue défend l’idée selon laquelle le champ social de la conscience professionnelle mérite d’être débattu entre les uns et les autres. La qualité du travail doit revenir au centre des discussions.« Les conflits de critères sur le travail de qualité, sur ce qui est juste ou injuste, bien ou mal doivent être institutionnalisés. Sinon, les entreprises sont dans le déni et la conscience professionnelle ne peut plus s’élaborer. »
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