C’était toujours le matin que ça se manifestait. «Le stress, l’inquiétude commençaient quand je devais accompagner les enfants à la maternelle,raconte Morioka Kenji, père de deux garçons (6 ans et 1 an). Je ressentais une pression et j’avais peur de ne pas être à la hauteur, que les enfants ne m’écoutent pas.» Cet informaticien d’une agence de création web s’est lancé dans une chronique sur l’éducation de ses fils. «Je notais leurs réflexions rigolotes, les faits marquants, livrais mes expériences, mais même avec ce blog, je restais isolé, sans amis, avec beaucoup de travail.»
Ce père calme et réservé de 42 ans a donc frappé à la porte de l’ONG Fathering Japan-Kansai après la naissance de son second garçon à l’automne 2013. Il s’est retrouvé dans «un environnement de pères, pour parler, partager des conseils, échanger des informations et aussi se défouler». Peu à peu, le «stress est retombé» et les doutes se sont dissipés. Après avoir pris le relais de sa femme «physiquement et psychologiquement malade», il a commencé à trouver de l’intérêt à devenir père. Il s’est doucement fait à l’idée de rejoindre une «très petite minorité au sein de la société japonaise, ce petit groupe de pères qui s’occupent de leurs enfants». Le phénomène des ikumen, des papas poules, n’est pas nouveau. Mais, bien qu’il ait été popularisé par la presse nippone depuis quatre ou cinq ans, il reste très marginal dans l’archipel où triomphe le concept du père qui s’épuise au travail alors que la mère à la maison élève seule les enfants.

Ludiques. Partis tôt et rentrés tard, les pères japonais passent en général très peu de temps avec leurs enfants. Ils se retrouvent parfois démunis face à leur progéniture. «Cela peut sembler étrange, mais certains ne savent absolument pas comment se comporter, jouer, être tout simplement avec leurs enfants. Quand nous organisons des camps à la campagne, ça arrive très souvent que les papas soient paumés. Ils ne savent pas les coucher, leur raconter des histoires, les endormir. Les premières nuits, on entend des pleurs dans les tentes», raconte Wada Noriaki, le président de l’ONG Fathering Japan-Kansai qui se souvient de son propre père, ouvrier «très investi» à Mitsubishi, «très actif dans la vie de quartier» et «jamais à la maison». Fathering Japan a d’abord été créée pour résoudre ce genre de difficultés. Lancée en 2006 à Tokyo par Tetsuya Ando, un ancien manager de Rakuten Books, l’ONG compte aujourd’hui neuf bureaux dans tout l’archipel, fréquentés par plus de 400 hommes. On croise quelques ouvriers, plus de cols blancs, des employés et de nombreux fonctionnaires.«Il s’agit de personnes qui ont de plus en plus de doute sur la manière dont fonctionnent la famille et la société», note Morioka Kenji, qui constate une augmentation des inscriptions depuis qu’il est arrivé à l’antenne du Kansai à Osaka. Jeux de rôle, cours de cuisine, de gym, pyramides et labyrinthes de cartons, ateliers lectures, sorties au parc : l’association multiplie les activités ludiques. Elle met ensuite l’accent sur le dialogue entre pères car«ils ont du mal à échanger. Ils ont honte de faire état de difficultés, ils n’ont jamais appris à le faire», précise Wada Noriaki, qui informe également les pères sur leurs droits et les aides, sur un meilleur équilibre entre une vie professionnelle collective et dévorante et la sphère familiale. Moins de 2% des pères prennent leur congé parental après la naissance d’un enfant.
L’ONG remonte surtout à la source du mal. Elle démarche les entreprises où elle organise des formations auprès des DRH et des employés. «Le plus grand problème consiste à faire accepter aux dirigeants de sociétés que les hommes veulent partager du temps avec leur famille. Au Japon, nous avons au moins vingt ans de retard par rapport à l’Occident», se désole Wada Noriaki. Ce père de deux filles de 11 et 6 ans sait de quoi il parle. En 2010, quand il a annoncé qu’il arrêtait de travailler comme caméraman à temps archi plein dans une boîte de production, ses supérieurs l’ont qualifié de «traître». Il a choisi de s’occuper de ses enfants pour que sa femme infirmière puisse travailler plus facilement. Et a pris la direction de Fathering Japan-Kansai. Ses parents n’ont pas compris. «Pour eux, c’est au père de travailler.»
Railleries. La société japonaise reste très conservatrice sur le sujet. Le marché du travail - a fortiori lorsqu’on monte dans la hiérarchie - reste éminemment masculin. Et quand les femmes exercent une activité, plus de 60% d’entre elles la quittent à la naissance de leur premier enfant, rappelle l’OCDE. Depuis deux ans, le Premier ministre, Shinzo Abe, encourage certes les mères à retourner travailler. Mais c’est une entreprise de longue haleine. Un sourire aux lèvres, Morioka Kenji ajoute que le «combat ne fait que commencer contre la culture de l’entreprise».
Et, contre toute attente, les femmes ne sont pas toujours les meilleures avocates. Quand Wada Noriaki a choisi de s’occuper de ses enfants, sa mère a traité l’épouse infirmière de celui-ci «d’égoïste». Et il a récolté une volée de critiques et railleries des femmes de son entourage. Au Japon, on apprend à devenir père.