LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par Viviane Thivent
Dans une petite pièce de l’hôpital Ambroise-Paré, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), un monsieur dodeline. Il a une barbe poivre et sel, des cernes et un turban bleu autour du crâne. « Faites attention à bien rester dans la zone », insiste l’ingénieure de recherche chargée de l’étude, Frédérique Poindessous-Jazat. Alors l’homme s’applique. Il plisse les yeux et bouge la tête pour positionner correctement son cerveau, dont il voit une représentation tridimensionnelle sur un écran de contrôle.
« Parfait », encourage l’infirmière, pendant que Mme Poindessous-Jazat explique : « Voici un stimulateur magnétique transcrânien. Cet appareil est unique en France car il est équipé d’un bras robotisé capable de déplacer une bobine de 8,5 kilos et ainsi d’envoyer des impulsions magnétiques dans des zones très précises du cerveau. » Il est la clé de voûte d’un test inédit visant à évaluer, une fois pour toutes, l’efficacité d’une approche non pharmacologique pour soulager certaines formes de douleurs chroniques.
C’est en 1991 que ce champ de recherche s’ouvre, d’abord avec une approche électrique. Le Japonais Tamiji Tsubokawa, de l’école de médecine de Tokyo, propose alors d’implanter des électrodes dans le cerveau pour soulager certains patients atteints de douleurs chroniques et résistant à toute autre forme de traitement. Dans certains cas efficace, cette technique est toutefois très invasive, d’où l’idée d’utiliser plutôt une stimulation magnétique transcrânienne qui « permet de moduler l’activité de certaines régions cérébrales tout en restant à distance, explique Emmanuel Poulet, psychiatre aux Hospices civils de Lyon. On l’utilise d’ailleurs pour soigner la dépression depuis 1993 ».
L’effet de cette stimulation magnétique sur la douleur commence, quant à elle, à être étudié au milieu des années 2000. En 2007, au Centre d’évaluation et de traitement de la douleur (CETD) de l’hôpital Ambroise-Paré, les chercheurs testent notamment l’influence d’une stimulation magnétique transcrânienne sur des personnes atteintes de fibromyalgie, une maladie énigmatique, caractérisée par des douleurs diffuses, qui toucherait de 1 % à 2 % de la population française. Ils ont ainsi montré qu’en stimulant, une fois par jour, certaines régions du cerveau – le cortex moteur et le cortex préfrontal –, il était possible de diminuer la douleur ressentie… sans toutefois la faire disparaître. Bémol supplémentaire : 30 % à 40 % des personnes ne répondent pas au traitement.
En 2011, ces mêmes chercheurs sont allés plus loin en démontrant la persistance de l’effet sur les sujets répondant au traitement : après cinq jours de stimulation quotidienne, une séance par mois suffit pour maintenir les bienfaits de la thérapie. Le tout sans effets secondaires. A la lumière de ce résultat, le CETD s’est équipé en avril dernier d’un stimulateur plus performant, équipé d’un système de neuro-navigation pour assurer une reproductibilité optimale des stimulations. Objectif : vérifier l’intérêt de cette approche dans le traitement des douleurs chroniques et déterminer le ou les endroits précis du cerveau à stimuler.
UNE APPROCHE ENCORE « TRÈS EMPIRIQUE »
« Car, c’est un fait, pour le moment, nous ne savons pas vraiment ce que nous faisons, tout est très empirique », admet Mme Poindessous-Jazat. Pour autant, décision exceptionnelle, l’hôpital a donné son aval pour que cet appareil soit utilisé dans un cadre thérapeutique.
A compter d’octobre 2014, les personnes atteintes de fibromyalgie, mais aussi d’autres types de douleurs chroniques, auront accès à cet instrument. Un espoir pour des patients qui peinent trop souvent à soulager leur maladie ou à la faire reconnaître.
« Pendant longtemps, les médecins n’ont considéré la douleur que comme un symptôme, un simple signal d’alerte, rappelle Didier Bouhassira, directeur de recherche Inserm au sein du CETD, l’un des rares pôles d’études cliniques de la douleur en France. C’est ce que l’on m’a appris à l’école de médecine. »
Et c’est ce qu’on a continué à enseigner en France jusque dans les années 1990. Jusqu’à ce que les chercheurs commencent à caractériser les douleurs chroniques, celles qui durent plus de trois mois et pour lesquelles les analgésiques classiques sont le plus souvent inopérants.
« Ces douleurs-là n’ont rien à voir avec celles, dites aiguës, d’une rage de dents ou d’une brûlure : il s’agit de maladies du système nerveux, qui ne fonctionne plus normalement », souligne M. Bouhassira.
QUAND LES NERFS CHANGENT DE PHYSIOLOGIE
D’après une étude publiée dans le journal Pain en 2008, 30 % de la population française et près de 50 % des plus de 70 ans seraient touchés par ces troubles complexes et protéiformes. Certaines douleurs résultent de lésions au niveau des nerfs (douleurs neuropathiques), d’une inflammation périphérique (douleurs nociceptives) ou d’un dysfonctionnement plus global de la boucle de régulation de la douleur, au niveau de la moelle épinière ou du cerveau (douleurs dysfonctionnelles, dont la fibromyalgie).
« Toutes ces douleurs résultent d’une façon ou d’une autre de la plasticité du système nerveux, résume Bernard Calvino, professeur honoraire à l’ESPCI Paris Tech. « Ce dernier n’a rien à voir avec un ordinateur, auquel on le compare souvent. Il change en permanence, notamment en réponse aux surstimulations. »
Ainsi, des travaux effectués sur des rats ont montré que lorsqu’une douleur aiguë persiste au-delà de quatre semaines, les nerfs concernés changent de physiologie : « Les canaux ioniques se transforment, ceux-là mêmes qui permettent la génération et la propagation du signal électrique, et donc de l’information douloureuse, le long du nerf », explique Eric Lingueglia, de l’Institut de pharmacologie moléculaire et cellulaire de Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes).
« En conséquence, les nerfs deviennent hyperexcitables, augmentant ainsi la sensibilité à la douleur. » Alors, c’est tout le système qui peut s’emballer. Car en réponse à la surstimulation, les réseaux nerveux dans la moelle épinière, par exemple, qui relaient l’information douloureuse vers le cerveau, peuvent aussi changer de physiologie.
De cette observation de laboratoire découle une mesure clinique :« La prise en charge maximale de la douleur aiguë, postopératoire par exemple, est primordiale, insiste M. Calvino.Car si l’on empêche la stimulation, la douleur initiale, on limite la survenue de cet effet domino. » Et donc l’apparition des douleurs chroniques.
Si l’on parvenait à identifier les canaux ioniques pathologiques des nerfs, on pourrait les bloquer, empêcher la propagation du signal nerveux atypique, stopper ainsi la douleur chronique, et – pourquoi pas ? – rétablir la physiologie initiale des nerfs touchés. Plusieurs molécules utilisées en clinique contre la douleur chronique, comme certains antiépileptiques, agissent déjà sur les canaux ioniques.
Mais de nouvelles cibles sont apparues quand, au milieu des années 2000, les chercheurs se sont penchés sur des maladies génétiques causant une hypo- ou une hypersensibilité à la douleur. Ce faisant, ils ont mis en exergue le rôle prépondérant de certains canaux laissant passer les ions sodium. Ces canaux dits sodiques font depuis l’objet d’efforts particuliers de la part de l’industrie pharmaceutique.
« AUCUNE MOLÉCULE DÉCOUVERTE EN CINQUANTE ANS »
Difficile pourtant d’affirmer que cela va aboutir. « Car malgré l’investissement de l’industrie pharmaceutique et du secteur public, à l’exception d’un antidépresseur et d’un antiépileptique dont les actions antidouleur ont été observées fortuitement, aucune nouvelle molécule n’a été découverte en cinquante ans »,explique Sophie Pezet, de l’ESPCI ParisTech.
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Et pourtant, ce n’est pas faute de tentatives : « Chaque année, depuis dix ans, environ 150 substances antidouleur passent en test clinique, renchérit M. Bouhassira. Et aucune n’a débouché sur un nouveau médicament. » Une malédiction qui interroge de plus en plus la communauté scientifique.
« Peut-être que nos modèles animaux ne simulent pas correctement la douleur, indique Mme Pezet. Cela expliquerait que ce qui semble fonctionner sur des animaux échoue sur les hommes. » Ce que confirme M. Bouhassira : « Chez l’homme, une douleur chronique est déjà difficile à repérer, car elle ne s’accompagne d’aucune dilatation de pupille ni d’accélération du rythme cardiaque. Alors, chez la souris… »
Ce constat a amené des chercheurs comme Jeffrey Mogil, de l’université McGill, au Canada, à imaginer de nouvelles procédures, comme le très controversé test de la grimace, qui permettrait d’évaluer l’ampleur d’une douleur ressentie par l’expression faciale du rat. « D’autres approches sont envisagées, mais aucune n’est réellement satisfaisante », conclut Mme Pezet.
Un autre biais pourrait venir des tests cliniques eux-mêmes.« Dans la majeure partie des essais effectués sur l’homme, une petite fraction des patients se trouvent soulagés par la substance testée, note M. Bouhassira. Peut-être que ces individus ont en commun quelque chose, qu’ils présentent une forme particulière, non encore identifiée, de douleurs chroniques pour laquelle la substance serait opérante. »
C’est pour tenter de répondre à cette question que le chercheur a mis en place, en 2004, un questionnaire très précis, le DN4, permettant au sujet de décrire son ressenti, sa douleur en termes de brûlure, de picotement ou de démangeaison. « Ce test a été traduit en 70 langues et il pourrait permettre d’affiner la catégorisation de ces douleurs chroniques », continue le chercheur, qui réexamine actuellement les résultats de certains tests cliniques négatifs, dans l’espoir d’y trouver des points communs, des sous-groupes.
Une tâche plus ardue qu’il n’y paraît. Car la façon dont les patients réagissent à un traitement découle d’une multitude de facteurs, comme la vulnérabilité génétique. Neuf gènes, au moins, seraient ainsi impliqués dans la douleur, et tous sont susceptibles d’être pondérés par des marqueurs, dits épigénétiques, acquis au cours de la vie.
Ainsi, dans une étude publiée en février dans Nature, une équipe de Cambridge a relevé des différences de tolérance à la douleur au sein de vingt-cinq couples de vrais jumeaux. Et après analyse, les chercheurs ont observé des variations liées à la présence de marqueurs épigénétiques. Et pour ajouter à ce tableau déjà complexe, il y a enfin les facteurs émotionnels, psychologiques et culturels.
« En suivant des patients opérés d’une arthrose du genou ou ayant subi une mammectomie, nous avons montré que les personnes anxieuses et catastrophistes développaient davantage de douleurs chroniques que les autres », remarque M. Bouhassira.
D’après son étude, des facteurs cognitifs seraient aussi à considérer. Par exemple, le manque de flexibilité mentale, c’est-à-dire la difficulté à accepter les changements, prédisposerait aux douleurs chroniques. « Ce type d’information permettra de détecter en amont les personnes plus vulnérables et de mieux les préparer à l’opération », insiste le chercheur.
« De plus, il est important de comprendre que tout le monde ne donne pas la même signification à la douleur », observe Serge Bouznah, en charge d’une consultation transculturelle de la douleur au Centre Babel à l’hôpital Cochin (Paris) et qui travaille beaucoup avec des migrants.
« La douleur chronique devient souvent un point de cristallisation de problèmes plus larges, d’une détresse psychologique, d’une rupture sociale ou de malentendu avec le corps médical. En levant ces verrous, on peut non pas toujours faire disparaître la douleur mais la rendre plus acceptable, et de fait, plus supportable. » Il marque un temps d’arrêt. « Et d’ailleurs, ce n’est pas vrai que pour les patients migrants », ajoute le médecin spécialiste en clinique transculturelle, qui reçoit également en consultation de plus en plus de Français qui se sentent perdus face à un monde médical sans cesse plus complexe.
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