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lundi 17 février 2014

Le burn-out des labos

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Le 7 février, le Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (SNTRS-CGT) s’inquiétait dans un communiqué « de la survenue, pour le seul mois de janvier, de trois suicides de personnes travaillant dans des laboratoires et l’administration du CNRS ». Et se demandait s’ils n’étaient pas un prélude à « une vague de suicides ».
Si la direction de l’organisme tient à rappeler qu’aucun de ces drames ne s’est produit sur les lieux de travail et que rien ne permet pour l’instant de les relier à leur activité professionnelle, ils surviennent dans un climat de détresse psychologique répandu dans la recherche publique. En 2013, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) avait été endeuillé par un suicide survenu sur le lieu de travail, qui avait nécessité une prise en charge psychologique des équipes. Et plusieurs autres établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) ont été confrontés à de tels passages à l’acte récemment.



 « Nous avons hésité à communiquer sur ces suicides, car il est toujours compliqué d’en démêler les ressorts intimes – et parce que, dans un cas au moins, il s’agit d’un drame purement privé, indique Daniel Steinmetz, responsable SNTRS-CGT. Mais cela fait plusieurs années que nous signalons à la direction du CNRS des cas de souffrance au travail et cela nous a semblé un signal suffisamment fort pour essayer de trouver d’autres solutions que celles qui ont été mises en place jusqu’ici. »
La direction du CNRS rappelle que le taux de suicides y est inférieur à la moyenne nationale et que le nombre des arrêts maladie reste stable depuis 2010. Elle craint que l’évocation, même avec un point d’interrogation, d’une « vague de suicides »dans le communiqué syndical soit elle-même potentiellement suicidogène pour des personnes fragiles. Elle ne nie pas que la situation actuelle de la recherche publique – tensions sur l’emploi et les budgets – crée des situations difficiles, mais estime avoir fait face à la montée des risques psychosociaux.
Le suicide, toutes les parties en conviennent, reste un cas limite, difficile à interpréter. Les symptômes du risque psychosocial (RPS) les plus répandus, face aux transformations qui frappent ce secteur depuis quelques années, sont plutôt la dépression et le burn-out. Jusqu’à l’abandon, pour certains, de postes durement conquis. Les fonctions support – ingénieurs, techniciens et administratifs – sont aussi en première ligne, dans un contexte budgétaire où les organismes veulent d’abord préserver les capacités de recherche. Sans oublier la situation des nombreux chercheurs précarisés dans l’attente d’une titularisation.
« Antidépresseurs à la pelle, comportements suicidaires, brusques variations de poids, bouffées délirantes, addictions féroces… » Tels sont les maux dont souffrent les patients de Jeannie Trépos, directrice du Service médical universitaire du travail (SMUT) de Rennes, qui accueille personnels et doctorants de l’université de Rennes et d’autres organismes liés comme le CNRS, l’Ecole normale supérieure de Cachan ou l’Inserm.
Ce jour-là, elle a pris en charge un malaise cardiaque sur le campus : « Autour, tout le monde pleurait, soupire-t-elle, mais tous avaient ce même discours terrible : ils savaient que ça finirait par arriver. » Sur les 5 000 personnes suivies par son équipe – dont 600 chercheurs du CNRS, 300 doctorants, et 1 500 chercheurs et enseignants-chercheurs –, un cinquième « souffre beaucoup », estime-t-elle.
Une enseignante du campus rennais témoigne ainsi avoir « craqué », il y a deux ans et être restée incapable d’ouvrir ses mails pendant plusieurs mois, à la suite d’un énième refus de subvention pour un projet de recherche européen. C’est là l’une des croix du chercheur contemporain : la nécessité de décrocher soi-même des financement, les subventions toujours plus réduites des laboratoires n’y suffisant plus.
« L’ARRIVÉE DES PRINCIPES DE GESTION A ÉTÉ UNE CATASTROPHE »




Chaque année, un chercheur passe donc plusieurs mois à remplir des formulaires ultraprécis d’organismes européens ou de l’Agence nationale de recherche (ANR) avec, chaque fois, neuf chances sur dix de voir son projet retoqué. « Pour chaque projet échelonné sur trois-quatre ans, il faut développer, mois par mois, le temps consacré par chaque membre à chaque activité, explique Anne Atlan, chargée de recherche CNRS en biologie évolutive à Rennes. Comme s’il était possible d’anticiper à ce degré de précision ! En recherche, par définition, on ne sait jamais ce qu’on va trouver… »
Face aux plaintes répétées, l’ANR a bien établi, en juillet 2013, un appel à projets simplifié, visant à établir un premier tri parmi les demandes. Mais à la clôture des dossiers, en octobre, elle annonçait 8 444 prépropositions éligibles. Un chiffre décourageant pour Anne Atlan, dont les onze projets déposés ces deux dernières années ont tous été refusés.
Il y a dix ans, « l’arrivée des principes de gestion dans le monde de la recherche, jusqu’ici assez libre, a été une catastrophe », déplore le chercheur Pierre-Henri Gouyon, passé il y a quelques années au Muséum national d’histoire naturelle à Paris pour gagner un peu de sérénité, dans un environnement plus « grand public ». Car la quête de contrats n’est pas, loin s’en faut, la seule mission (ni le seul dossier) à remplir.
« PUBLIER OU PÉRIR »
Les innombrables rubriques du compte rendu d’activité annuelle du chercheur (abrégé en « CRAC », par l’ironie du sort) en disent long sur le potentiel « multitâche » attendu des professionnels du CNRS. Au premier rang de ces impératifs qui participent de l’évaluation des chercheurs, tous les cinq mois, figure bien sûr la publication. C’est le fameux « publish or perish » (publier ou périr), lesté du sacro-saint critère du « facteur d’impact » : comprendre le degré de visibilité des revues où l’on publie et donc leur valeur.
Mais si prestigieuses que soient les publications, elles ne suffisent plus : le chercheur doit encore mener une activité éditoriale – par exemple en tant que relecteur desdites revues –, participer à des animations scientifiques de type congrès ou conférences, faire partie de jurys, concourir à la vulgarisation de la science par des débats citoyens, des associations, des blogs ou des wikis et bien sûr encadrer des étudiants en thèse ou en master…
Une activité d’enseignement qui, dans le cas des enseignants-chercheurs, vaut à elle seule « un temps-plein bien rempli », confie Anne Atlan. En plus des 192 heures de présence devant les étudiants (sans compter les trois-quatre heures de préparation et les corrections pour chaque cours), ses confrères enseignants-chercheurs doivent désormais gérer les emplois du temps, harmoniser filières et groupes, participer à l’accompagnement personnalisé, assurer le contrôle continu, s’inquiéter des commandes pour les travaux pratiques, préparer les salles… « Ce n’est pas la part intéressante du travail qui a pris de l’ampleur,explique Anne Atlan. Mais la comptabilité, la paperasse administrative, la gestion de l’informatique, le travail technique… jusqu’à la rénovation des peintures du labo ! » Sans compter l’obligation de faire tenir les thèses en trois ans, faute de quoi l’école doctorale voit sa note dégradée et le nombre de bourses allouées diminué l’année suivante.
CERTAINES PRATIQUES FONT FROID DANS LE DOS
Concernant l’évaluation quadriennale des laboratoires par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres), certaines pratiques des labos font froid dans le dos, comme celle qui consiste à gommer des organigrammes les noms de certains collaborateurs « non publiants ». Une méthode violente pour éviter la note sanction, qui consiste tout simplement à nier l’existence de certains chercheurs, tenus un temps éloignés de la course à l’article pour des raisons aussi banales qu’un sujet d’étude moins fructueux ou un congé parental…
Le plus souvent c’est la « perte de sens de leur travail » qui mine les professionnels, estime la médecin Jeannie Trépos : « Ce sont des gens qui ont choisi ce métier par passion, qui ont souvent supporté d’être précaires à un âge avancé et mis des années à obtenir leur poste. » Mais quand la « recherche frénétique de financements », la pression de l’évaluation et les tâches administratives les empêchent le plus souvent d’« être à leur paillasse », alors à quoi bon ? En 2012, une psychologue a été recrutée d’urgence, pour renforcer l’équipe du SMUT. Une clinicienne chevronnée qui, jamais, n’avait vu auparavant tant de« passion et de désespoir associés ».
Ce malaise dans le milieu de la recherche est rarement exposé au grand jour. Anne Atlan explique cette discrétion par « l’aura fantasmatique » qui entoure la profession de chercheur. Un métier correctement payé, reconnu, où l’on n’a pas à pointer… « Si bien qu’on n’ose pas se plaindre, de peur de ne pas être crus. »
Ces six dernières années, l’équipe de Jeannie Trépos a vu une trentaine de chercheurs « sortir du circuit » : certains, très brillants, ont tout plaqué pour ouvrir un restaurant ou un gîte. D’autres émigrent pour les Etats-Unis, l’Europe du Nord ou le Québec, où leur « valeur est mieux reconnue » et la logistique, prise en charge par l’administration. Audrey, qui a dû terminer sa thèse à Marseille en vivant de ses allocations chômage parce que son CDD n’avait pas été renouvelé, songe ainsi « sérieusement à changer de voie ».
Mais d’autres conséquences sont à redouter. Et en particulier la fraude, à l’origine de nombreuses rétractations d’articles. En septembre 2013, dans une lettre ouverte, adressée à son ex-directeur de thèse et publiée depuis par le collectif Sauvons la recherche, un doctorant dénonçait certaines pratiques : « J’ai appris qu’il ne fallait jamais refaire une manip’ une seconde fois, sous peine d’obtenir des résultats complètement différents (…) tu m’as appris à ne jamais être honnête envers les reviewers (et par conséquent envers les futurs lecteurs également) en te cachant derrière l’excuse du “pour exister, il faut publier, et il faut publier haut”, etc. » Resté anonyme, l’étudiant concluait sur son renoncement de la recherche et signait ironiquement Ph. Deceit (en jouant sur l’abréviation « Ph. D » qui désigne les doctorants, et le mot anglo-saxon pour « fraude ».)
Ces témoignages renvoient à des crispations sur le management. Au cours de son premier mandat, de janvier 2011 à septembre 2013, la médiatrice du CNRS, Maïté Armengaud, a pu constater une augmentation de 22 % du nombre des « saisines » par rapport à ses prédécesseurs. Sur ces 190 sollicitations, 44 % concernaient des différends relationnels, souvent générateurs de souffrances. « Ce qui engendre le plus de mal-être, c’est le délitement de la notion de collectif », explique-t-elle. Pour chaque saisine, la médiatrice a pu mobiliser six à cinquante-cinq agents, sans compter que trois mois sont en moyenne nécessaires pour parvenir à une conciliation.
En 2011-2012, la direction des ressources humaines du CNRS avait aussi chargé le doctorant en psychologie Marc Guyon d’une « Etude qualitative des relations entre souffrance, plaisir et organisation du travail de la recherche ». Basée sur les témoignages de chercheurs volontaires, recueillis en commun, l’étude révélait un ressenti partagé de déclassement, de manque de reconnaissance, de pression liée à l’évaluation et à une culture accrue de l’excellence, dans un contexte de compétition scientifique mondialisée.
« LE CNRS EST UN GROS PAQUEBOT »
Mais si cette étude a été « remontée » depuis aux comités d’éthique et aux agences d’évaluation, selon Marc Guyon, une « véritable réflexion sur l’organisation du travail » reste encore à mener. « Le CNRS est un gros paquebot, il lui faudra du temps et, surtout, une réelle volonté politique non seulement de la direction, mais au-dessus d’elle, de la haute administration. »

Aujourd’hui, les mesures de prévention, prévues par la loi, se multiplient dans les EPST : mise en place de cellules régionales et de formation des responsables d’unités, tant aux fonctions de management qu’à la détection des risques psychosociaux, à l’Institut de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea, ex-Cemagref), comme à l’Inserm ou au CNRS. Cela suffira-t-il ? Tout comme la recherche elle-même, trouver les bons remèdes demande du temps…

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