Rencontre avec le dandy mexicain
Le père de Rubén Gallo vendait des balances à Guadalajara, une ville de province mexicaine que son fils compare à Lyon, sans qu’on puisse y voir une quelconque forme de compliment. L’un de ses frères a repris la boutique paternelle. Rien ne destinait donc l’élégant et sensible polyglotte de 44 ans à diriger le département d’études latino-américaines de l’université de Princeton, New Jersey, ni à écrire des livres aussi surprenants et divertissants que Freud au Mexique, publié aujourd’hui en France, ou les Latino-Américains de Proust, qui paraît cet hiver aux Etats-Unis. Rien, sauf peut-être le goût d’explorer l’autre plateau de la balance, celui des esprits migrateurs, de tout ce qui fait de l’universitaire mexicain un étalon bienveillant et simplifié de cosmopolitisme, un rêveur au trébuchet aussi finement taillé qu’un costume de Dior ou une robe de Saint Laurent.
Aujourd’hui, Guadalajara est le siège de l’une des grandes foires du livre hispano-américain. Dans les années 80, c’était d’abord une ville conservatrice où rêver d’autres mondes et être homosexuel n’apportait à un adolescent aucun supplément d’oxygène. On devait y ressembler à l’un de ces individus masqués, qu’ils soient juifs ou pédés, dont Proust a fait des portraits si cruellement remarquables. Un jour, un ami amène le jeune Rubén dans le café de la ville où se réunissent, aurait écrit celui qu’il n’avait pas encore lu, les invertis : «C’était un bar où il n’y avait que des pères de famille avec des moustaches qui parlaient de leurs femmes.»
A Guadalajara, Rubén Gallo se souvient qu’«il n’y avait pas un endroit où parler d’Octavio Paz», le plus grand écrivain mexicain, dont les archives pourrissent aujourd’hui autour d’une veuve méfiante et entourée de chats. Paz est l’une des abeilles qui, butinant Freud, en importa les pollens au Mexique. Les deux autres, écrit Rubén Gallo dans Freud au Mexique, furent «un dandy homosexuel» et «un moine bénédictin». Le livre étudie la présence de l’hispanité et du Mexique dans la vie, l’œuvre et les rêves de Freud. Puis il raconte la vie de ses abeilles mexicaines et analyse la pollinisation.
Insolence. Le dandy est un jeune poète, Salvador Novo, né en 1904 et fondateur du groupe littéraire des Contemporains. Dans les années 20, il acquiert les seize volumes des œuvres de Freud traduites en espagnol. Il les utilise pour explorer sa propre sexualité et écrire une autobiographie sans gants. Il annote à mort les livres du Viennois. Le résultat est parfois drôle : «Quand Freud évoque une tendance perverse à utiliser la bouche et l’anus comme substituts au vagin, Novo, jouant le rôle d’une prude jeune fille, exprime son choc par un "oh !" faussement pudique.»Souvent, il prend Freud à partie dans sa langue, l’allemand, souvent avec insolence. Celle-ci lui est naturelle : à 19 ans, le poète moderniste écrivait des pastiches et des chroniques délirantes, sous le nom de «radiateur»,pour un journal destiné aux chauffeurs de bus et de taxi mexicains. La revue lui permettait, naturellement, de séduire quelques lecteurs.
Le prêtre, d’origine belge, s’appelle Grégoire Lemercier, mais il se fait appeler Gregorio, en l’honneur du pays où il s’installe en 1944, à 32 ans. Il y fonde en 1950 un monastère qui, à la suite de sa propre psychanalyse, va plonger ses moines dans la première thérapie de groupe, jusqu’aux expériences de Wilhelm Reich, attirant autant d’intellectuels que de scandales. La vie de Lemercier est en soi un roman. Octavio Paz, lui, utilise Freud pour entrer dans l’inconscient mexicain lorsqu’il écrit le Labyrinthe de la solitude (1950). Freud n’a jamais mis les pieds au Mexique, mais son œuvre a nourri l’un des grands livres sur l’identité du pays.
Rubén Gallo, qui est aussi membre du conseil d’administration du Musée Freud à Vienne, évoque avec clarté ces greffes prodigieuses et excentriques. Elles renversent l’épopée des conquérants, qui ramenaient d’Amérique le cacao ou la pomme de terre, en semant la graine freudienne au pays de Cortés. Elle pousse dans un terrain souvent hostile, de manière inattendue, comme si un pommier viennois se couvrait d’épines de cactus. La couverture du livre est un montage photo : la tête du psychanalyste, couverte par la coiffe de l’empereur aztèque Moctezuma. Ce n’est pas qu’une fantaisie. La coiffe avait bien été rapportée à Vienne du temps de l’empereur Maximilien, celui qui fut exécuté en 1867. On la prenait pour une cape. En 1908, des analyses firent comprendre aux savants européens qu’il s’agissait d’une coiffe.
Il y a d’autres surprises dans Freud au Mexique : sur les livres hispaniques que recevait Freud, sur l’ouvrage de droit pénal mexicain qu’il possédait pour des raisons mystérieuses et, surtout, sur son usage épistolaire intime, dès l’adolescence, de la langue espagnole : il raffolait de Don Quichotte et signait certaines missives du nom de l’un des deux chiens du Colloque des chiens, nouvelle du même Cervantès. Dans ce livre comme dans celui qu’il vient d’achever sur Proust, ce qui passionne Rubén Gallo est la manière dont la culture joue à saute-frontières et se transforme ou se travestit grâce à ces créatures toujours honnies en France, à gauche pour des raisons «sociales», à droite pour des raisons «culturelles» : les intellectuels et artistes cosmopolites. Les deux enquêtes dessinent donc aussi un rêve - ou un autoportrait.
L’endroit de Guadalajara où l’enfant Rubén Gallo respirait le mieux était l’Alliance française, un morne édifice au crépi de couleur crème «où les gens allaient comme on va au tennis, par tradition». Il y avait une dizaine de professeurs, qui se divisaient en deux catégories : «Ceux qui étaient heureux d’être là, et ceux qui étaient accablés. La seconde était plus nombreuse.» Rubén a 12 ans lorsqu’il lit le Mur, de Sartre. C’est son premier grand souvenir de littérature française. Il lui ouvre les pages des existentialistes, de Camus. Le cinéma de l’Alliance française passe les films d’Arsène Lupin avec Robert Lamoureux, «et, pour moi, il n’y avait alors pas tant de différences entre ces films et le Mur». Tant il est vrai que l’amour naissant pour une culture, comme celui des personnes, commence par ne faire aucun tri.
Effervescence. A 19 ans, le fils du vendeur de balances obtient une bourse pour l’université de Yale : «Je n’étais pas le plus brillant, mais j’ai fait la demande.» A cette époque, «les professeurs de Yale appartenaient à la vieille garde froide, arrogante, sinistre». Un seul, pour lui, se détache : Jacques Guicharnaud, qui enseigne la littérature et le théâtre. «Avec lui, dit-il, il était question de Sartre, de Genet, de Beckett. Il avait connu ces gens à Paris. Il parlait depuis son expérience. Il nous racontait comment Genet, entré illégalement en 1970 pour assister au procès des Black Panthers, était venu ici. Guicharnaud montait les Nègres avec ses étudiants. Parmi eux, plus tard, il y a eu Jodie Foster. Comme le type qui avait tiré sur Reagan disait qu’il avait pensé à elle, Guicharnaud était suivi par les services secrets.» Il «faisait comprendre que la vie et la littérature étaient liées». Il meurt à New Haven, en 2005, à 80 ans.
Spécialisé en littérature anglaise, Rubén Gallo tente alors de lire Proust, mais n’y parvient pas : «Je ne saisissais pas son humour, et je m’aperçois que mes étudiants passent à côté de son ironie. Sans doute faut-il avoir vécu pour ça.» Un séminaire d’Antoine Compagnon à Columbia, bien des années plus tard, lui ouvrira les portes de la Recherche. Il ne les a plus refermées.
En 1991, il rejoint la ville de Kafka : «Prague vivait le changement brutal du monde soviétique au monde capitaliste. Les enseignes des horlogers de 1948 étaient encore là, mais à l’intérieur on vendait des pâtisseries internationales. Les premières couleurs apparaissaient, comme des fleurs hors de saison.» Il rentre au Mexique où il travaille dans une galerie d’art et monte l’une des premières expositions gays à Mexico : «No soy puto». Il fera sa thèse sur l’avant-garde mexicaine et les machines.
En 1995, il s’installe à New York. Il y a beaucoup d’effervescence intellectuelle, en particulier française. L’étudiant fait la navette entre le séminaire de Gérard Genette à New York University et celui de Julia Kristeva à Columbia. Genette «faisait son cours sur l’Œuvre de l’art. Il avait une précision chirurgicale - et kantienne. C’était plein». Robbe-Grillet fait une conférence intitulée «Comment j’ai perdu mon poste à cause de la correction politique» : «On venait écouter l’enfant terrible de la littérature. C’était plein. Tout était plein. Tout a changé : pour les jeunes, cette culture n’a plus la même importance.»
Freud entre dans sa vie par un séminaire de Julia Kristeva. Il suit également ses cours sur Hannah Arendt, la revue Tel Quel. Un jour, Nathalie Sarraute est invitée par elle au séminaire sur Freud. C’est le dernier grand voyage de l’écrivain. Rubén Gallo est là : «La salle était pleine. Arrive cette petite femme si mince, disparaissant dans un gros manteau de peau, et qui marchait plus vite que tout le monde. Elle s’est assise et elle a dit d’une voix ferme : messieurs les photographes, faites vos photos maintenant, car je déteste être interrompue par les flashs. Puis elle a lu un texte d’Ici. On est au milieu d’une conversation et elle oublie le nom d’un peintre. Elle tourne, et tourne autour de cet oubli, jusqu’au moment où elle trouve le nom : Arcimboldo ! Elle n’écrit rien sur lui. Ce ne sont que des souvenirs intimes, par associations.» De Kristeva, il dit : «Elle a été presque plus importante comme personne que comme auteur. Elle avait une étincelle qui mélangeait l’esprit et le corps. C’était sensuel et brillant, chose très rare ici, où les gens pensent malgré leurs corps.» Freud au Mexique lui doit quelques outils de réflexion et il lui est dédié.
Oies. Rubén Gallo possède en Bourgogne une jolie maison où, avec son compagnon, l’artiste canadien Terence Gower, il travaille entre deux semestres universitaires. Deux oies leur tiennent compagnie dans un jardin de style anglais. Une langue ou une autre se dépose, selon l’objet, les convives et les circonstances, comme un drap de soie sur la conversation. C’est là que se trouve sa bibliothèque proustienne - en français. C’est donc là qu’il a travaillé aux Latino-Américains de Proust.
Ceux qui ont croisé la vie de l’auteur de la Recherche sont quatre : le compositeur et musicien vénézuélien Reynaldo Hahn, qui fut son premier amour et resta son ami ; le peintre argentin Gabriel Yturri, secrétaire de Robert de Montesquiou (modèle du baron de Charlus) ; le poète cubano-français José Maria de Heredia, auteur des Conquérants et maître admiré du Parnasse ; le critique d’origine mexicaine Ramon Fernandez, père de Dominique et auteur de l’une des premières études sur Proust.
A chacun, Rubén Gallo consacre un chapitre suivi de «paperoles», terme repris de Proust, dans lesquelles il étudie la présence dans l’œuvre de Latinos secondaires, diplomates péruvien ou brésilien, ou encore l’usage qu’on y fait de la culture hispanique. On apprend que le mot rastaquouère, alors très en vogue, viendrait de l’espagnol rasca cueros,qui désigne les travailleurs du cuir. Le poète Rubén Darío écrit un texte entier sur ce mot qui frappe les individus soupçonnés dans les salons de«manquer de culture, et, pour être plus précis, de goût». On ne s’approprie les artistes étrangers que si on les nationalise. La France est déjà peu accueillante, mais elle a encore les moyens de faire croire aux autres que c’est justifié.
Lointains. On apprend aussi que, pendant la révolution mexicaine, Proust suivait avec passion le cours des événements dont dépendait celui de ses actions ; ou qu’il écrivait à Reynaldo Hahn, à propos de son premier roman, Jean Santeuil : «Tu seras dans mon œuvre comme un dieu souterrain.» Ce sont ces petits dieux souterrains de l’écrivain que Rubén Gallo exhume et analyse, dans la vie comme dans l’œuvre. L’enquête peut sembler anecdotique. Mais, de même que Freud au Mexique perturbe le regard sur la perception freudienne, les Latino-Américains de Proust déporte subtilement la Recherche vers les pays lointains, vers ses angles morts, l’éclairant d’un jour où, selon l’auteur,«les Sud-Américains sont comme les juifs et les homosexuels : à cette époque, dans ce milieu, les différences ne se voient pas, jusqu’au moment où un détail les révèle». Et le salon Verdurin et l’hôtel de Guermantes rejoignent peu à peu les demeures de style mexicain construites au XIXe siècle par les émigrants enrichis, dans les Alpes, au cœur de la froide Barcelonnette.
En 1997, l’Anglais Alain de Botton publiait Comment Proust peut changer votre vie. C’était de la médecine douce, ce fut un succès. Rubén Gallo pense écrire une autofiction intitulée la Faute à Proust,ou comment Proust peut ruiner votre vie.
Rubén Gallo Freud au Mexique Traduit de l’anglais par Cécile Magné. Campagne Première, 290 pp., 28 €.
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