CRITIQUE
Les cinq brins d’une œuvre détissés par l’anthropologue Maurice Godelier.
Qu’est-ce qui fonde une société ? L’échange, le don, le potlatch, les rapports de production, le lien sexuel, la parenté ? On peut, pour répondre, songer à Marcel Mauss, à Marx, à Claude Lévi-Strauss… Mais si un penseur renommé avance qu’à côté des choses qu’on donne et des choses qu’on vend il est des choses qu’il ne faut ni vendre ni donner mais garder, pour les transmettre, que nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou la parenté, qu’«il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant», que la sexualité humaine est fondamentalement asociale, et que toutes les relations sociales contiennent comme éléments constitutifs des «nœuds imaginaires»fonctionnant à travers les pratiques symboliques, comment alors ne pas perdre le nord ? Eh bien, en suivant les chemins ouverts par Maurice Godelier, l’un des plus grands anthropologues de ce temps, qui l’an prochain soufflera ses 80 bougies, Médaille d’or du CNRS, ancien directeur scientifique du musée du Quai-Branly, auteur, entre tant d’autres ouvrages, de l’Enigme du don (1996), des Métamorphoses de la parenté (2004), ou d’Au fondement des sociétés humaines (2007).
A l’œuvre de Godelier, dont les premiers efforts, dans les années 60-70, furent de fixer des «trajets marxistes en anthropologie» puis de définir le cadre d’une «anthropologie économique», et qui par son long travail sur le terrain deviendra l’un des plus grands spécialistes des sociétés mélanésiennes(la Production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée), sont dédiés, en France et à l’étranger, de nombreux analyses et commentaires. Mais on rêverait qu’on lui consacrât une étude ressemblant, même de loin, à celle qu’il vient, lui, de consacrer à Claude Lévi-Strauss, dont il fut le maître-assistant au Collège de France (après avoir été chef de travaux auprès de Fernand Braudel). Son Lévi-Strauss est comme un Bourdieu qu’aurait écrit Michel Foucault, unJankélévitch qu’aurait signé Emmanuel Lévinas, ou un Dumézil qu’aurait publié Jean-Pierre Vernant : deux pensées se regardant en «miroir» et s’éclairant l’une l’autre.
Fétichisme. C’est dans le marxisme et le structuralisme (les possibles passerelles entre eux) que la pensée de Godelier prend racine. De fait, ce sont là deux filons classiques des sciences qui tentent d’expliquer l’origine des sociétés : Marx la trouvait dans les rapports économiques, Lévi-Strauss dans les structures de la parenté. Tant en raison d’événements historiques que de «ruptures épistémologiques» dans le champ de la pensée - dont Godelier, dans l’avant-propos, dresse un tableau saisissant, de l’après-guerre jusqu’à la «fin du communisme» en 1989 et à la crise de 2007 - les modèles marxiste et structuraliste seront par la suite objets de vives critiques. Ils ont été accusés d’un côté (par Jean-François Lyotard notamment) de produire des «grandes narrations», des «métarécits à prétention universelle concernant la nature de l’homme, l’histoire, la différence des cultures, etc. où s’affiche l’arrogance de l’Occident face au reste du monde» et, de l’autre, de provoquer «la mort du Sujet» (de courte durée, car «à partir des années 80 on assistera au retour en force du sujet et de l’individu dans le champ des sciences sociales et de la critique littéraire»).
Godelier refuse le fétichisme de la structure comme le fétichisme du sujet, et considère que ni les rapports de production ni la famille ne peuvent être à la source de la société. Au point stratégique des rapports sociaux, se trouve, à ses yeux, le concept de souveraineté, beaucoup plus opératoire que les concepts marxistes ou structuralistes. Comment et pourquoi les groupes humains établissent-ils une souveraineté sur un territoire ? Par le «politico-religieux», c’est-à-dire le sacré, lequel déborde le religieux (ce qui va au-delà de l’humain) et inclut le politique (les systèmes institutionnels de gouvernement). Au fondement des sociétés humaines, il y a le sacré.
On pourrait exposer de façon plus détaillée ces théories. Mais cela risquerait d’induire en erreur, en laissant penser que dans Lévi-StraussGodelier confronte ses propres théories à celles de Lévi-Strauss. Or, ce n’est pas le cas, même si sa pensée, évidemment, affleure ci et là : il se livre en fait à la plus modeste, la plus attentive, la plus perspicace (et évidemment la plus «armée» du point de vue du savoir) des «explications de texte» - si on ôte à cette expression toute connotation scolaire. Il passe au scanner l’œuvre de l’anthropologue - «immense, multiple, d’une puissance créatrice hors du commun», qui a fécondé «le champ tout entier des sciences humaines et sociales» - en en montrant l’unité, la fine architecture, les reprises, les développements possibles - et aussi les impasses, les «oublis», parfois les fourvoiements. Lévi-Strauss a mis l’accent «sur le rôle des structures, plutôt que sur celui des sujets. Il en fut critiqué, et il le fallait. Mais une large part de ses thèses et de ses conclusions constitue un acquis sur lequel nous pouvons nous appuyer si nous voulons continuer à progresser dans la connaissance de l’homme».
L’œuvre de Lévi-Strauss, dit joliment Godelier, est comme une «torsade à cinq brins». Chaque brin est un champ d’étude, qui s’entremêle aux autres : l’étude de la parenté, l’étude des mythes et de la pensée mythique, l’étude de l’art, l’exposé des principes et des méthodes de l’analyse structurale, «les rapports de l’anthropologie structurale avec la linguistique, la philosophie, l’histoire, les mathématiques, mais aussi avec Marx, Freud, Rousseau, Gobineau, etc.» et, enfin, l’«évaluation du futur de l’humanité» (culture, race, histoire, condition humaine, devenir…).
Ne se reconnaissant «aucune compétence» dans le domaine de l’art, Godelier laisse délibérément de côté ce que Lévi-Strauss a pu en dire, que ce soit à propos «de la musique en général, de Wagner et de Rameau»,de la musique sérielle, des «propos négatifs» qu’il a tenus sur Picasso et la peinture moderne, des bronzes de la Chine archaïque, des sculptures des Maoris ou de celles des Indiens de la côte Ouest des Etats-Unis. Mais, de tous les autres «mondes» explorés par l’auteur de Tristes tropiques, il donne, comme cela a rarement été fait, une vision panoptique nette et profonde.
«Failles». Impressionnant est par exemple le commentaire sur les structures de la parenté : Maurice Godelier analyse «pas à pas tous les textes, livres et articles significatifs» publiés par Lévi-Strauss sur ce thème, restitue le contexte scientifique où ils sont apparus, circonscrit les approches avec lesquelles ils s’opposaient ou s’accordaient, montre leur force d’ébranlement, rappelle «où nous en sommes aujourd’hui sur tel ou tel problème» abordé et traité par l’anthropologue.
Ce n’est qu’au moment du «bilan», établi de la façon la plus objective possible, que Godelier indique quelques «failles», visibles sous la loupe de sa propre pensée : notamment le fait que Lévi-Strauss n’a ni voulu reconnaître que «la descendance est un pilier tout aussi essentiel que l’alliance dans la production et la structuration des rapports de parenté au sein des sociétés humaines», ni considéré que sans les rapports «politico-religieux» jamais une société ne se fonde, ne se construit.
Tous les autres «brins» de la torsade - les mythes avant tout - sont examinés avec le même soin, la même minutie, la même façon, élégante, «paisible», d’introduire la critique - avec, comme seule visée, celle de parfaire la science que l’homme a de lui-même, de ses productions matérielles et culturelles, du monde dans lequel il habite. Car le travail de Maurice Godelier n’est pas un hommage à Claude Lévi-Strauss : il est un hommage au savoir, à la connaissance - auxquels l’œuvre de Lévi-Strauss a apporté une pierre angulaire fondamentale.
Maurice Godelier Lévi-Strauss Seuil, 590 pp., 26 €.
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