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mercredi 13 novembre 2013

Alzheimer, une vie presque ordinaire

LE MONDE | Par 

Un résidant sort de son club de création artistique. Il a l’habitude de n’y rester que quelques minutes, pour un petit café en bonne compagnie.
Un résidant sort de son club de création artistique. Il a l’habitude de n’y rester que quelques minutes, pour un petit café en bonne compagnie. | Marc Driessen/Hollandse Hoogte pour Le Monde
Sous un large parapluie, à l'intérieur de la galerie commerciale, une vieille dame chantonne. Elle sort tout juste de son club de musique, passe, guillerette, devant le supermarché, le café, le restaurant qui a disposé des petites tables et un kiosque à glaces devant l'entrée. Puis elle s'immerge dans le grand air humide, du côté du théâtre, du coiffeur et du cabinet de kinésithérapie. Ce n'est pas son quartier, mais une maison de retraite pionnière qui en a toutes les apparences. A une vingtaine de kilomètres d'Amsterdam, aux Pays-Bas, De Hogeweyk accueille des personnes âgées atteintes de la maladie d'Alzheimer, ou d'autres formes de démence sénile, dans leur stade ultime, sans la moindre blouse blanche, ni odeur de désinfectant ni salle commune où l'on s'endort au son de la télévision.
Zone résidentielle de la petite commune de Weesp. Un long bâtiment de brique rouge. Une fois passé le hall d'entrée, puis une porte vitrée, on accède à une curieuse ville dans la ville. Avec ses rues, placettes, bancs et fontaines, son parc, ses immeubles bas disposés autour de passerelles, patios et terrasses, qui invitent à sortir, à fréquenter ses voisins. Au même endroit, jadis, se tenait sur six étages une maison de retraite classique dont l'équipe de direction s'est un jour posé la bonne question : « Avons-nous envie que nos parents, s'ils étaient atteints de démence sénile, viennent vivre ici ? »

La réponse (négative) fut tout aussi unanime que l'envie d'inventer un autre modèle, où la qualité de vie et l'attention à la personne importeraient autant que le soin. Où le quotidien serait aussi proche que possible de la normalité passée afin que les journées reprennent sens. De cette réflexion collective est né un village sécurisé respectant toutes les normes sanitaires en vigueur, presque entièrement financé par l'Etat (17,5 millions d'euros, complétés par 2 millions d'euros de sponsoring), dont les premiers habitants se sont installés en décembre 2009.
« Les personnes atteintes de démence sénile peuvent “fonctionner” de façon assez normale quand elles sont dans un environnement normal », assure la directrice, Jannette Spiering. Normalité factice peuplée de caissiers, de barmen, de coiffeurs, qui sont autant de membres du personnel formés à la maladie d'Alzheimer. Un « reality-show permanent » décrit dans la plaquette de présentation : « Tout est fait pour aider à reconnaître la réalité créée et à avoir prise sur le quotidien. Est-ce faux ? Pour la personne atteinte de démence sénile, pas du tout. »
SEPT AMBIANCES SONT RECRÉÉES
Les cent cinquante-deux résidents, dont l'âge moyen avoisine les 83 ans, vivent par groupes de six ou sept, dans une vingtaine de vastes appartements gérés par des infirmières qui se relaient du petit matin jusque tard le soir, prenant soin tant des occupants que des tâches ménagères – la nuit, une alarme acoustique permet au personnel de garde d'aider ceux qui errent à l'extérieur à regagner leur domicile. La composition des « maisons » ne dépend pas des pathologies, mais de l'ancien mode de vie ainsi que des valeurs culturelles des hébergés, que leur famille, longuement questionnée, aura contribué à cerner. Sept ambiances sont recréées, mélangeant l'attachement à la tradition, la culture, la religion, au milieu rural ou urbain, aux racines étrangères ou aux plaisirs ménagers et familiaux… De quoi éviter, par exemple, les frictions entre adeptes de la télé continue et ceux qui ne la supportent pas ; frictions d'autant plus risquées que la démence lève généralement toute inhibition.
Les patients ne s'adaptent pas à l'institution, c'est elle qui s'adapte à eux. Pas d'horaires fixes de lever, de repas, de coucher. Aucune restriction de sortie au sein du village ni d'horaires de visites, les proches sont toujours les bienvenus. Dans l'appartement de « style bourgeois », les lustres de cristal, la cheminée, les panières à pain sur la table, le fond sonore de musique classique, sont autant pensés que le comportement du personnel médical, qui se garde de toute familiarité, jouant même le jeu du personnel de maison. A côté, l'ambiance « style de vie urbain » est moins guindée. Quatre pensionnaires regardent un DVD, installés dans de gros fauteuils moelleux, entourés de soignants et de proches.
Theo Visser, 82 ans, qui porte encore beau en gilet à carreaux et cravate, tient tendrement la main de sa femme, dont le regard se perd dans le vague. Voilà cinq années qu'elle vit là. Cinq années sans paroles. « Les choses ne sont jamais parfaites, mais je suis satisfait, témoigne l'époux, parce qu'on ne la traite pas comme dans une institution psychiatrique, et qu'elle se sent ici chez elle. » Alie De Vlught, 83 ans, semble avoir plaisir à ouvrir la porte de sa chambre pour discuter. Elle sait encore qu'elle travaillait dans la mode, mais plus depuis combien de temps elle réside ici. « Ce n'est pas comme à la maison, dit-elle d'emblée, mais c'est bien tout de même. On marche. On rencontre des gens. » Une soignante sourit : « Elle aime aller boire un petit rhum-Coca au restaurant, chaque après-midi, avec une résidente amie. »
Tous sont incités à demeurer actifs, à participer aux tâches ménagères, ne serait-ce qu'en épluchant quelques pommes de terre ou en touillant une sauce. « S'ils ne le peuvent plus, poursuit Jannette Spiering, ils sont assis dans un fauteuil adapté au milieu des autres, de la routine quotidienne, des bruits et des odeurs, rassurantes, car familières, de cuisine ou de lessive. Même le repassage a une odeur… » Parce que ne pas se sentir enfermés diminue leur anxiété, donc les médicaments, les pensionnaires sont libres d'aller et venir au sein de cette microsociété, de se balader ou de prendre ensemble un café, de fréquenter l'un des vingt-cinq clubs de loisirs – dont les plus prisés sont ceux de musique, de danse et de bingo.
Libres aussi de changer. « Votre mère était très “lady”, dorénavant elle aime siroter une bière en écoutant de la musique folk ? Laissez-la, ce qui lui fait plaisir est bon pour elle », peuvent, à l'occasion, se voir expliquer les familles, qui doivent accepter pour leur proche une vie moins aseptisée qu'en institution classique. Ici, maman peut prendre la pluie quelques minutes avant d'être conviée à rentrer mettre un manteau. Et papa acheter trois bouteilles de vin à la supérette avant que le coup de fil du caissier à l'infirmière permette une intervention, en douceur, de retour à l'appartement…
A âge et pathologie équivalents, les habitants de De Hogeweyk vivent plus longtemps ici qu'ailleurs, fait-on valoir. Quelque deux années et demie en moyenne. Quant au coût de cette maison de retraite du groupe Vivium (une fondation réinvestissant tous ses profits), il n'est pas supérieur à celui d'autres établissements néerlandais pour personnes âgées dépendantes, nous assure-t-on. 2 200 euros par personne et par mois, pris en charge pour l'essentiel par la sécurité sociale – les personnes âgées dont la retraite le permet sont mises à contribution.
RENFORT DE CENT SOIXANTE BÉNÉVOLES
« L'encadrement médical et social est à peu près le même, insiste la directrice. Sauf que nous avons fait le choix de limiter l'équipe dirigeante et que, dans les maisons, le personnel est multitâche, ce qui limite les intervenants. » Qui bénéficient du précieux renfort de cent soixante bénévoles. Comme Maud Verstift, la cinquantaine avenante. Dans la salle à manger du club d'expression artistique décorée façon brocante, elle échange quelques confidences avec une dame très âgée en fauteuil roulant. Sa grand-mère a vécu ici deux mois, il y a cinq ans, « heureuse ». « J'aime cet endroit, il y a beaucoup de liberté, d'attention. Ma grand-mère, qui venait d'Indonésie, a pu manger son riz et écouter sa musique avec d'autres personnes de même origine. »
Le village de De Hogeweyk se veut le plus ouvert possible sur l'extérieur, avec son restaurant de standing, ses concerts et ses expositions. Pourtant, les proches ne viennent pas autant qu'avaient pu l'imaginer les promoteurs du projet en peaufinant ce cadre de vie. L'esthétique, l'apparente normalité du cadre ne changent pas tout. Ne plus être reconnu s'avère parfois trop difficile à supporter. On vient en revanche du monde entier observer ce modèle pionnier. Deux ou trois initiatives similaires se préparent en Suisse et en Allemagne. Guère plus. « C'est compliqué, et un peu effrayant, de renoncer à toute l'organisation précédente, comprend Jannette Spiering. Et puis, les maisons de retraite ont tellement de monde sur liste d'attente. Pourquoi se donneraient-elles ce mal ? »
Aucun professionnel français n'a fait le déplacement, à ce jour. Mais le docteur Linda Benattar, responsable médicale du groupe de maisons de retraite Orpea, confirme que la tendance est bien là. « La liberté dans un environnement adapté. » Sans aller aussi loin dans la reproduction d'un quotidien ordinaire de quartier, ni dans la liberté laissée aux malades, Orpea propose déjà, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Yvelines), sur 7 hectares, un village de petits pavillons, doté d'une épicerie, d'un cabinet d'esthétique, d'un spa. Car, croit la gériatre, « plus l'univers est permissif, plus les malades, qui ne savent plus appréhender les contraintes du monde extérieur, sont heureux ».

« L'absence de liberté, un être humain la ressent toujours »,appuie Pascal Champvert, directeur de plusieurs établissements et services à domicile, et président de l'Association des directeurs au service des personnes âgées. « Bien sûr que c'est ce qu'il faut qu'on fasse en France ! Rompre avec la culture hospitalière, aller vers une logique de domiciles protégés regroupés… » Encore faut-il, selon lui, que les Français acceptent de déplacer le curseur sur l'axe sécurité-liberté. « Nous sommes beaucoup du côté sécurité, avec toutes ces normes imposées. On veut surtout qu'il n'arrive rien à maman. Du coup, il ne se passe plus rien du tout. » Il semble encore bien loin, le petit rhum-Coca entre copines de De Hogeweyk.

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