«Mort de Patrice Chéreau d’un cancer du poumon. N’est-ce pas la cigarette qu’il faudrait vendre en pharmacie et enfermer dans le coffre à toxiques ?» Il est proprement glaçant de mesurer à quel point la propagande sanitaire qui a cours aujourd’hui - et depuis un certain temps déjà - peut faire perdre toute décence en instrumentalisant ainsi la mort d’un artiste dont on retiendra au premier chef l’extraordinaire aptitude à faire jaillir, tel un sourcier, la plus grande force de vie des zones les plus obscures, les plus perdues de la vulnérabilité humaine.
Ce gazouillis malvenu ne saurait être mis sur le compte d’une simple maladresse, il est dans la droite ligne de la «mobilisation générale contre le tabac» décrétée, avec les meilleures intentions du monde sans doute, cette fois par Marisol Touraine : à lire la liste des lieux, y compris à l’air «libre» (!), où fumer devrait devenir un délit, à apprendre qu’ici ou là dans le monde, la réglementation impose de superposer des avertissements antitabac sur les scènes où les personnages d’un film fument, on éprouve comme un malaise. Car le ton unilatéralement hygiéniste, asphyxiant pour le coup, de ces campagnes dites «de prévention» évoque fâcheusement de fort sombres périodes de l’histoire. Le Troisième Reich, on le sait - ou peut-être l’ignore-t-on -, fut en la matière un très troublant précurseur. Sans doute est-il de fort mauvais goût de rappeler de nos jours ce fait désagréable, mais au moins nous oblige-t-il à réfléchir d’une façon un peu moins sommaire à la complexe question de la santé, de la maladie et de sa prévention : à ce qu’est une vie, à ce qui fait son prix - et pas au sens comptable.
Il est utile alors de revenir à ce que Georges Canguilhem, médecin et philosophe, grande figure morale aussi - ce qui ne signifie pasmoralisatrice -, résistant, et donc risquant sa vie, pendant la Seconde Guerre mondiale, écrivit dans son grand livre le Normal et le Pathologique : «Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine.»
C’est que la possibilité de l’épreuve de la maladie, et même étrangement d’un «recours à la maladie», comme occasion de mettre en œuvre la capacité de résistance à la destruction que représente l’invention de nouvelles normes de vie pour surmonter la crise, est paradoxalement une «pierre de touche» de notre puissance vitale.
Dans un roman ironique et terrible que nos modernes censeurs en tout genre - «ne fumez plus, ne buvez plus, ne mangez plus, ne vieillissez plus, ne respirez plus, tant qu’à faire !» - seraient bien inspirés de relire, Balzac fera sentir l’inanité de ces interdits de trop vivre, prononcés aujourd’hui au nom de la santé parfaite. Ne vivez plus ? Tant pis, vous mourrez quand même, car désirer follement ne pas mourir, s’économiser frénétiquement en restant seul, immobile, comme le triste personnage dela Peau de chagrin, occupé, tout tendu, à chasser toute tentation, cela est aussi une passion, et des plus morbides : la «pathologie de l’homme normal» (Canguilhem) qui ne cherche qu’à se conserver - ce qui n’est pas, selon la belle formule de Spinoza, «persévérer dans l’être». La peau de chagrin diminuera hélas, inexorablement, malgré l’effort de chaque minute pour la conserver intacte. A cause de cet effort. Ainsi Canguilhem d’un mot magnifique définira-t-il l’homme «sain» comme cet homme en vérité «capable de maladie». Dût-il, perdant un jour ou l’autre la partie, en mourir. Ce qui est au bout du compte certain. Car oui, ça va finir un jour. Admettre notre mortalité, et ses signes en nos corps : là se définira, exactement, l’amplitude de notre capacité à vivre. Là pourra se transmettre et se partager ceci : «Je dis que l’avenir, c’est du désir, pas de la peur» - fragment d’un échange que Patrice Chéreau plaçait en épigraphe à son texte les Visages et les Corps.
Citant les mots de Scott Fitzgerald, «toute vie est bien entendu un processus de démolition», ce que Fitzgerald commente en ajoutant que«l’on devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer», Canguilhem note ceci :«Apprendre à guérir, c’est apprendre à connaître la contradiction entre l’espoir d’un jour et l’échec à la fin. Sans dire non à l’espoir d’un jour.»
Patrice Chéreau, artiste admirable, homme qui fut un immense passeur,attentif jusqu’à l’extrême, avec rage, avec amour, au grain de l’incessantealtération qui fait la vie humaine, et irrigue les créations du corps et de l’esprit, ne cessa jamais d’œuvrer dans l’arc tendu de cette contradiction. Avec une vitalité, une énergie, un appétit de travail qui, on l’aura compris, jamais n’abdiquèrent quand vint l’épreuve de la maladie. Cela, tout cela, peut nous apprendre quelque chose d’essentiel sur ce que veut dire : «Etre au monde.» Il est tristement inquiétant que des responsables politiques, en charge qui plus est des plus vulnérables d’entre nous, se montrent à ce point imperméables à pareille leçon de vie.
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