Edgar Morin, sociologue et philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS, plaide pour une prise en compte de la complexité dans l'enseignement. Il intervient au WISE, sommet mondial pour l'innovation dans l'éducation, qui se tient du 29 au 31 octobre à Doha, au Qatar.
Quelle est la mission des enseignants du XXIe siècle ?
Edgar Morin : La mission essentielle de l'enseignement est de nous préparer à vivre ! Or il manque à l'enseignement, du primaire à l'université, de fournir des connaissances vitales. Ainsi, on n'enseigne pas ce qu'est être humain : les savoirs sont dispersés et compartimentés dans les sciences humaines et les sciences biologiques. On enseigne le cerveau en biologie et l'esprit en psychologie, alors qu'ils ne font qu'un.
Vous souhaitez même qu'on enseigne dès le primaire des notions d'épistémologie : qu'est-ce que la connaissance ?
On donne des connaissances sans enseigner ce qu'est la connaissance. Toute connaissance est une traduction suivie d'une reconstruction cérébrale, qui subit le risque d'erreur et d'illusion. Pourtant, nous sous-estimons l'erreur dans nos vies privées et citoyennes. Quelle erreur ! Il faut enseigner la part de risque et d'illusions inhérentes à la connaissance. Cela a un sens dès l'école primaire, où on peut le faire à partir des erreurs et des élucidations de l'élève.
D'ailleurs, je trouve que, par la pluridisciplinarité de sa compétence, le maître du primaire est plus réceptif à l'interpénétration des connaissances que celui du lycée ou de l'université, jaloux de sa souveraineté disciplinaire.
On n'enseigne pas non plus la compréhension d'autrui et de soi-même, ce qui est également vital. Je pourrais continuer et citer les thèmes à introduire, comme l'affrontement des incertitudes ou la mondialisation
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Vous portez un regard sévère sur l'enseignement actuel
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Non. Triste. Il ne rend pas apte à traiter nos problèmes fondamentaux et globaux, alors que nous pourrions puiser dans l'acquis des disciplines les connaissances nécessaires. Les disciplines sont nécessaires, mais leur clôture est néfaste. La séparation des savoirs crée une nouvelle ignorance. Savoir les relier nécessite une connaissance qui réponde aux défis de la complexité de notre monde social et planétaire.
Un moyen d'intéresser des élèves qui, eux, ont cette conscience de la complexité ?
Les élèves ne peuvent qu'être intéressés par ce qui les inscrit dans l'univers physique et biologique, par ce qui les amène à découvrir la complexité humaine. Ainsi, la littérature contient non seulement de l'art, mais aussi des connaissances de nos vies subjectives et concrètes. Le roman a une supériorité sur les sciences humaines, qui abordent la réalité humaine de façon fragmentée et objectivée, comme extérieure à nous. Le roman est une évasion dans l'imaginaire, mais aussi un moyen de connaître la subjectivité humaine. Comme l'a dit le grand écrivain argentin Ernesto Sabato, « le roman est aujourd'hui le seul observatoire d'où l'on puisse considérer l'expérience humaine dans sa totalité ».
Et comment lancer une telle révolution ?
Il faut sans cesse s'appuyer sur une avant-garde agissante. Il n'existe jamais de consensus préalable à l'innovation. On n'avance pas à partir d'une opinion moyenne qui est, non pas démocratique, mais médiocratique ; on avance à partir d'une passion créatrice. Toute innovation transformatrice est d'abord une déviance. Ce fut le cas du bouddhisme, du christianisme, de l'islam, de la science moderne, du socialisme. Elle se diffuse en devenant une tendance puis une force historique. Il nous faut une révolution pédagogique équivalente à celle de l'Université moderne, née à Berlin au début du XIXe siècle. C'est cette université, aujourd'hui mondialisée, qu'il faut révolutionner, en gardant ses acquis, mais en y introduisant la connaissance complexe de nos problèmes fondamentaux.
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