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jeudi 31 octobre 2013

Ces morts qui soutiennent les vivants

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Par 
"Il y a des années, j'avais éteint mon tuner et mon ampli, mais une voix continuait à se faire entendre. C'était très tard le soir. Je croyais que mon père s'exprimait en langage à traduire."Spiritisme ? Pratiques vaudoues ? Pas du tout. Seulement un témoignage, parmi tant d'autres, des relations "ordinaires" qu'entretiennent les morts avec les vivants. Aujourd'hui, en France.
Ces liens qui nous unissent à ceux que nous aimions, ces attaches à la fois banales et hors du commun, nous n'en parlons pas souvent. Parce que cela touche à l'intime. Parce que la mort dérange. Mais aussi parce qu'il n'est pas si facile, au pays de Descartes et de la rationalité, d'évoquer la présence des absents. Et pourtant ! Notre époque a beau voir ses croyances vaciller, notre modernité technologique a beau s'ingénier à cacher la mort, ceux qui nous étaient proches continuent d'exister. Ils empruntent pour cela de subtils passages, des chemins détournés, et cette cartographie d'entre deux mondes passionne les sciences humaines, qui y voient les nouveaux contours de notre universel culte des morts. A mi-chemin entre rêve et réalité, entre hasard et nécessité, la façon dont les défunts communiquent avec les vivants reste une énigme. Mais une énigme chargée de sens.

APRÈS LA PHASE D'IDÉALISATION
Au commencement, il y a le choc, la sidération de la perte. Puis vient le deuil. Une période plus ou moins longue de tristesse dans laquelle - quand tout se passe bien - les psychologues distinguent deux étapes : un phénomène d'idéalisation, qui va progressivement être remplacé par une image plus réaliste du défunt. "L'idéalisation va progressivement se teinter de haine, et cette évolution, souvent très difficile à accepter, induit une certaine culpabilité. Mais lorsque cette position dépressive est elle-même dépassée, on va trouver pour celui qui a disparu une place beaucoup plus tranquille, et souvent définitive", explique Marie-Frédérique Bacqué, professeure de psychopathologie clinique à l'université de Strasbourg et présidente de la Société de thanatologie. Exception faite des réactions - souvent tenaces - survenant aux dates anniversaires, l'apaisement va être la nouvelle loi des relations avec le mort. Le deuil est fait, l'équilibre psychique est atteint. La suite de l'histoire commence.
"Vous n'avez jamais l'impression que ces êtres-là vivent en vous ? Vraiment... Qu'ils ont déposé en vous quelque chose qui ne disparaîtra que lorsque vous mourrez vous-même ? Des gestes... Une façon de parler ou de penser... Une fidélité à certaines choses et à certains lieux... Croyez-moi. Les morts vivent. Ils nous font faire des choses. Ils influent sur nos décisions. Ils nous forcent. Ils nous façonnent." Dans cet extrait de La Porte des enfers(2008), le romancier Laurent Gaudé décrit à merveille cette présence "active" des morts dans la vie de ceux qui restent. Une présence qui s'affranchit progressivement des objets se rattachant à eux (les meubles ou les bijoux que l'on garde précieusement, les vêtements que l'on porte, les musiques que l'on écoute), pour atteindre avec le temps une forme d'abstraction. "Quand la relation est intériorisée, on n'a plus besoin d'objets matériels pour évoquer le défunt. Il s'agit alors d'une relation plus souple, que l'on peut rappeler avec plus de plaisir", précise Marie-Frédérique Bacqué.
SENTIMENT IMMENSE DE FRUSTRATION
Invités sur le site de notre journal à raconter la manière dont leurs chers disparus continuent de manifester leur présence, les internautes le confirment par leurs témoignages : le lieu privilégié de ces rencontres intimes entre morts et vivants, ce sont les rêves. Douloureux dans les premiers temps, ils reproduisent alors l'immense sentiment de frustration provoqué par la perte : "Je rêve souvent des derniers instants que je dois partager avec eux avant qu'il ne soit trop tard, seulement il y a toujours une chose qui m'empêche d'accomplir ce moment", écrit une femme à propos de ses parents.
Et puis, petit à petit, le défunt va s'inscrire dans les rêves de façon plus naturelle, parmi d'autres personnages. Le plaisir des retrouvailles devient alors possible. Comme chez cet homme, parlant de son père : "Sur le fond, je ne me souviens jamais de ce qu'il me dit. Mais je ressens un vrai sentiment de satisfaction après l'avoir «vu». A chaque fois. A chaque réveil."
Dans notre culture occidentale baignée de psychanalyse, ces rêves sont le plus souvent ressentis comme des autoproductions oniriques, des hallucinations du désir nous offrant un bref moment de partage. Mais cette lecture fantasmatique n'est pas partagée par tous. Et il n'est pas besoin d'aller très loin pour trouver des sociétés où les rêves sont encore considérés comme de véritables signes de manifestation des morts.
VISIONS PRÉMONITOIRES
En Corse, par exemple. "L'importance des morts pour les vivants y est quotidienne, comme dans tout le pourtour méditerranéen",constate Françoise Hurstel, professeure de psychologie à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg. Sous la houlette de l'historien Antoine Casanova, cette psychanalyste a participé, dans les années 2000, à la collecte de récits de rêves et de visions prémonitoires en Corse du Sud et en Haute-Corse. "Les morts y étaient fortement présents, bien plus que je ne m'y attendais", dit-elle. Une enquête similaire a été menée dans une période antérieure, de 1960 à 1975. La comparaison des témoignages recueillis montre une évolution : la transmission orale des rites à respecter vis-à-vis des morts est moins efficace qu'auparavant, l'interprétation des rêves s'appauvrit. "Tout ça, c'est des idées de villageois", disent parfois les jeunes, à la ville. Mais d'autres s'empressent de téléphoner au village, pour demander aux aînés de les éclairer sur ces rêves qu'ils ne savent plus lire.
Dans ce rapport aux "revenants familiers" qui apparaissent à leurs proches, en Corse, sous forme de visions ou de rêves, Françoise Hurstel note une constante : l'importance des paroles - ou des silences - de celui qui se manifeste. "Le mort fait partie de la vie des vivants, mais il n'intervient dans celle-ci que lors d'événements exceptionnels, et sa demande ou son avis sont toujours écoutés", précise-t-elle. Le plus souvent, son retour a pour fonction d'avertir les vivants d'un danger, ou d'annoncer la mort imminente d'un proche ou d'un voisin. Les défunts constituent donc des êtres sociaux à part entière, que les vivants peuvent craindre mais dont ils ont besoin pour vivre.
ACCEPTATION DU DOUTE
Cette place qu'occupent les morts dans les rêves, Martin Julier-Costes la retrouve dans une population bien différente de celle des villageois corses : de jeunes Français et Suisses âgés de 18 à 30 ans confrontés à la perte d'un ami, auprès desquels ce sociologue a réalisé plusieurs dizaines d'entretiens. "Le rêve est pour eux un espace privilégié, parce qu'il leur permet de gérer l'ambiguïté entre présence et absence tout en s'affranchissant de la question de la rationalité", souligne-t-il. Au-delà des rêves, les visions qu'ont de leur ami ces jeunes endeuillés se situent souvent dans un entre-deux entre le réel et l'imaginaire. "Quand je sens bien le vent, puisqu'il aimait le vent, je me dis c'est peut-être lui qui te touche comme ça", dit Daniel.
Lætitia, qui voit le visage de son ami lui sourire dans un tableau, exprime la même acceptation du doute : "Je m'en fous de savoir si c'est mon imagination ou quoi, je ne suis pas médium ni rien du tout, mais je pense que ça contribue aussi à ce que ça se passe bien." Pour la philosophe belge Vinciane Despret, professeure à l'université de Liège, ce statut ambigu dans lequel sont maintenus les morts ne doit rien au hasard, ni à la superstition : il relève plutôt d'un "régime particulier de mise en présence". Est-ce le mort qui vient me rendre visite ? Est-ce moi qui le convoque ? Peu importe. La rencontre ne peut avoir lieu qu'à travers une"chorégraphie hésitante", qu'illustre ce propos du philosophe Emmanuel Berl : "Bien sûr, je ne crois pas aux fantômes. Mais je doute aussi que mon imagination suffise à les inventer. Ne devient pas fantôme qui veut, ceci me semble indéniable."
LIEN ENTRE LES DEUX MONDES
Pour désigner cette indétermination (les signes venant des morts sont-ils réels ou imaginaires ?), Vinciane Despret emprunte à l'anthropologue brésilien Viveiros de Castro la notion d'"équivocation", qu'elle considère comme une clé pour comprendre les rapports qu'entretiennent les morts et les vivants. En s'attachant aux récits de ceux qui ont perdu un être cher, elle a acquis une certitude : c'est ce régime d'hésitation qui, précisément, fait le lien entre les deux mondes.
Lors d'une rencontre avec le public organisée le 21 octobre, à Liège, dans le lieu de créations contemporaines Le Corridor, la philosophe a précisé sa démarche. "Ce qui m'intéressait dans cette recherche, c'était de savoir comment les morts continuent à être présents dans la vie des gens. Comment ces morts leur font faire des choses. Il me fallait pour cela trouver une syntaxe de pensée particulière, permettant de garder l'idée qu'on ne sait pas, du mort et du vivant, qui fait quoi. Or, en écoutant les récits qu'on me faisait, je me suis rendu compte que cette syntaxe était utilisée spontanément par ceux qui se sentent en proximité avec les morts." Exemple le plus courant de cette ambiguïté : "Je ne sais pas si je l'ai rêvé ou si je l'ai vécu." Plus subtil, celui de cette dame de 71 ans, parlant de sa défunte soeur cadette : "Je rêve d'elle, elle vient souvent me voir comme ça. Nous sommes toujours ensemble et on travaille dans mes rêves."
"PENSER PAR LE MILIEU"
"Les gens mettent en oeuvre des ressources formidables pour que leurs récits tiennent dans cet entre-deux", poursuit la philosophe."Pour quelle raison ? J'ai d'abord pensé qu'ils protégeaient leurs énoncés contre l'accusation de folie ou d'hallucination. Puis, je me suis rendu compte que ce qu'ils défendent, en fait, c'est la présence du mort : ils refusent qu'on réduise à néant ce qu'ils sont en train de vivre comme expérience. Il se peut aussi qu'ils protègent le récit, qui est pour eux la manière d'honorer le disparu."
Cette posture, Vinciane Despret la nomme "penser par le milieu". L'expression, chère au philosophe Gilles Deleuze, a été reprise par Magali Molinié, qui a beaucoup travaillé sur les morts "qui ne passent pas" (ceux dont on ne parvient pas à faire le deuil) et sur les relations que les vivants continuent d'entretenir avec eux."Penser par le milieu, dit cette psychologue clinicienne, c'est ne jamais perdre de vue ni les vivants ni les morts, et c'est apprendre à les rencontrer par ce qui les lie, ce qui «les tient ensemble»."
"QU'EST-CE QUI FAIT "TENIR" UN MORT ?"
Le mot "milieu" est aussi un terme écologique. Or, les écologues ne se demandent pas si un être existe ou non : ils s'interrogent sur sa condition de survie. "Ce que j'essaye de faire, c'est une écologie des relations entre les vivants et les morts, précise Vinciane Despret. Qu'est-ce qui fait "tenir" un mort ? Quelles sont les conditions de sa convocation par les vivants ? Dans quel milieu - les rêves, par exemple - va-t-il être bien ?"

Avantage de cette démarche : elle permet de réfléchir aux relations qu'entretiennent les morts avec les vivants sans pour autant devoir prendre position sur le statut de leur réalité. A l'instar de l'ethnologue français Christophe Pons, qui a longuement étudié comment se manifeste la présence - très forte - des défunts en Islande, et qui dit : "Si, dans mon pays, les morts ne nous parlent pas, cet état ne permet en rien d'affirmer qu'ils ne parlent jamais."
« LA VIE DES MORTS »
ouvrage collectif sous la direction de Marie-Frédérique Bacqué (revue Etudes sur la mort, n° 142, 2012, éditions L'Esprit du temps).
« SOIGNER LES MORTS POUR GUÉRIR LES VIVANTS »
de Magali Molinié (Les Empêcheurs de penser en rond, 2006).
« PRÉSENCE DES MORTS »
d'Emmanuel Berl (1936, dernière réédition chez Gallimard en 2010, coll. « L'Imaginaire »).

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