Malades en prison : la colère du médecin de Fresnes
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Propos recueillis par Franck Johannès
Anne Dulioust n'en peut plus et veut "alerter ceux qui ont encore la force de s'indigner". Cette médecin de 56 ans, docteure en immunologie, est depuis début 2011 chef de pôle de l'Etablissement public de santé national de Fresnes (EPSNF, Val-de-Marne), l'un des huit hôpitaux sécurisés qui prennent en charge les détenus malades. Elle s'est scandalisée, le 27 mars, dans un courrier "aux autorités compétentes", de "la réalité de l'état de santé des personnes âgées détenues".
Qu'est-ce qui motive votre coup de colère ?
Quand j'ai été chargée de redresser l'hôpital de Fresnes, j'avais la conviction que les détenus devaient bénéficier des mêmes soins qu'à l'extérieur. Je me suis rapidement rendu compte de l'ampleur de la tâche. L'hôpital est confronté à une prise en charge de patients âgés pour lesquels l'hospitalisation n'est pas la réponse.
C'est l'histoire de Michel qui m'a fait réagir. Ce patient de 68 ans, condamné pour conduite sans permis d'un véhicule volé et bris de matériel, est détenu depuis dix-huit mois. Le diagnostic de démence a été évoqué en mai 2011, dès son entrée en détention.
Il a été accueilli une première fois à l'EPSNF pour lui redonner un peu d'autonomie. Nous l'avons gardé six semaines, il allait un peu mieux, et nous avons tenté un retour en détention. On savait que ce n'était pas l'idéal, mais les places d'hospitalisation sont limitées.
Il a été rehospitalisé immédiatement dans un hôpital public, parce que le moindre changement de cadre aggrave l'état de ces personnes fragiles. Dans un hôpital psychiatrique, parce que c'est la seule réponse possible des médecins, même pour des maladies organiques qui atteignent les fonctions supérieures. Et là, après un surdosage en neuroleptiques, il est tombé dans le coma.
J'ai accepté de le prendre à nouveau en charge en octobre 2012, pour rendre service à l'hôpital public, et pour permettre de lever sa surveillance policière, jour et nuit. Il avait perdu 10 kg en six semaines. J'ai demandé à ce qu'il soit libéré pour raisons médicales.
Nous avons pris soin de lui, il est calme, il ne comprend pas ce qu'on lui dit, mais il est content. Il mange tout seul, pour le reste il est aidé. Il porte constamment des protections pour l'élimination, ce qui rend indigne un retour en détention : elles ne sont pas fournies par l'administration pénitentiaire et elles coûtent cher.
Depuis, j'essaie de le faire libérer. Son état est durablement incompatible avec la détention. Après quatre mois d'attente, il est enfin passé devant un juge, en février. Tout était prêt, il était accompagné en fauteuil roulant par un soignant. La réponse nous a consternés : la décision a été ajournée à la fin avril, parce qu'il n'avait pas d'avocat commis d'office ! C'est ce qui m'a mise en colère : il ne peut pas demander un avocat, il ne demande rien, il ne sait même pas qu'il est en prison ! Cette réponse est inacceptable pour un médecin.
Est-il difficile de trouver une place d'hébergement pour des personnes âgées dépendantes ?
Oui, c'est difficile. Un détenu ne passe jamais en priorité, quel que soit son état. Il faut lui trouver une place d'aide sociale, financée par les départements, et tout le monde se renvoie la balle. Motiver nos assistantes sociales, déjà débordées, pour trouver un lieu d'hébergement alors que les places sont rares est quasi impossible, surtout si l'on n'est pas certain de la remise en liberté. Et le juge attend parfois qu'on ait trouvé une place pour ordonner la libération : c'est le serpent qui se mord la queue. Finalement, j'ai obtenu gain de cause, la décision de mise en liberté a été prise fin mars.
Mais ce n'est pas un cas isolé. L'EPSNF dispose de 80 lits ; 8 patients, de 68 ans en moyenne, sont atteints de démence – un jeune, qui avait une maladie très grave, une neurosarcoïdose, a été libéré dernièrement. Tous ont un état incompatible avec la détention. Deux autres patients, de 67 ans et 71 ans, présentent des insuffisances respiratoires extrêmement sévères, ils sont sous oxygène. L'un est là depuis maintenant quatorze mois, l'autre depuis trois mois. Une première expertise a conclu à une incompatibilité de son état avec la détention, mais à une "compatibilité avec la détention à l'hôpital de Fresnes" ! Or, l'EPSNF n'est pas un lieu de détention où les gens vont passer quinze ou vingt ans, mais un lieu de soins.
Avez-vous d'autres cas ?
Un patient faisait des thromboses à répétition. Il allait très mal, nous l'avions informé de l'imminence de son décès et il n'avait demandé qu'une chose : mourir libre. Quand nous avons demandé sa libération immédiate, en novembre 2011, il était dans le coma. Et le procureur, conformément à la loi, a demandé une expertise psychiatrique. Nous lui avons dit : "Mais il est dans le coma, et il va mourir dans douze heures !" Il est mort la nuit suivante. Mais l'histoire qui m'a le plus marquée est survenue juste après mon arrivée. Un patient de 75 ans avait été hospitalisé de très nombreuses fois pour un oedème aigu du poumon. Avant son procès, son état avait été jugé incompatible avec la détention et il avait été admis en maison de retraite.
Mais, une fois condamné, il a été incarcéré malgré l'aggravation de ses symptômes. En fait, il était très malade, et il a fallu le transférer à l'EPSNF après plusieurs hospitalisations. Malgré de multiples certificats pour obtenir sa libération, il est mort au bout de six mois, toujours détenu. Il est mort le jour où il attendait la réponse à sa demande de mise en liberté. Elle était enfin positive, mais il ne l'a jamais su parce que l'administration pénitentiaire n'avait pas prévenu les médecins. Je pense qu'il s'est laissé mourir ce jour-là. Il n'a pas appelé les secours, ce qu'il faisait d'habitude. Il a été retrouvé mort au matin.
Combien de vos malades ne devraient pas être incarcérés ?
Quinze pour cent des patients de l'EPSNF n'ont rien à faire en détention, et ce n'est pas admissible. On estime que, dans la population générale, de 2 % à 8 % des plus de 60 ans sont atteints de démence. Or, 3,5 % des détenus ont plus de 60 ans. Et on retrouve en détention la plupart des facteurs de risques qui favorisent la démence : le diabète, les maladies cardiovasculaires, le tabac, les carences nutritionnelles, l'anxiété, l'inactivité... Il y aurait ainsi en prison 200 détenus atteints de démence, qui devraient être pris en charge dans des structures spécialisées.
La loi Kouchner ne devait-elle pas s'attaquer au problème ?
Effectivement, et elle a surtout bénéficié à Maurice Papon. La loi du 4 mars 2002 permet aux détenus dont le pronostic vital est engagé ou dont l'état de santé est incompatible avec la détention de voir leur peine suspendue, mais elle est insuffisamment appliquée. Des efforts ont été faits pour les handicapés physiques. Mais rien n'a été prévu pour les handicaps mentaux ou cognitifs.
Quel est le coût d'une hospitalisation à Fresnes ?
Chaque patient coûte environ 800 euros par jour – c'est à peu près le tarif de l'hôpital public, mais en général on y reste peu de temps. A Fresnes, on a des patients hospitalisés depuis des années. L'un d'eux a reçu une balle dans la tête, il est dément, il ne peut pas faire plus de trois pas sans aide, mais une expertise psychiatrique n'a pas exclu un risque de récidive. On le garde donc à l'hôpital, il paraît qu'il est dangereux. Encore faudrait-il qu'il ait la capacité physique de récidiver.
Pensez-vous qu'il n'y a plus personne capable de s'indigner ?
Il existe peu de données récentes sur la santé mentale en prison, la dernière enquête d'ampleur remonte à 2006 et ses résultats étaient plus qu'inquiétants : de 35 % à 42 % des détenus sont considérés comme"manifestement ou gravement malades". Huit hommes détenus sur 10 et plus de 7 femmes sur 10 "présentent au moins un trouble psychiatrique, la grande majorité cumulant plusieurs troubles", ont indiqué Frédéric Rouillon, Anne Duburcq, Francis Fagnani et Bruno Falissard dans leur "Etude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison", pour le groupe Cemka-Eval.
Un millier de détenus ont été tirés au sort dans 23 établissements pénitentiaires (sur 191) et 998 entretiens réalisés entre juillet 2003 et septembre 2004. Les troubles anxieux sont les plus fréquents (56 % des hommes), suivis des troubles thymiques – de l'humeur, notamment la dépression – pour 47 % d'entre eux ; 38 % des détenus incarcérés depuis moins de six mois présentent une addiction à la drogue, 30 % à l'alcool. Et un quart des détenus souffrent d'un trouble psychotique (dont 9,9 % de schizophrènes, 11,4 % de psychotiques, 0,1 % de bouffées délirantes aiguës).
Mais 3 à 4 détenus sur 10 ont à la fois des troubles thymiques et anxieux et le taux de syndromes dépressifs est estimé à 35 % ou 40 % en métropole, soit 8 à 10 fois plus que dans la population générale (les dépressifs sont estimés à 21 % dans les départements d'outre-mer, moins touchés par les troubles mentaux, mais davantage par les drogues). Logiquement, un risque suicidaire est repéré pour 40 % des hommes et 62 % des femmes détenus – le taux de suicide est six à sept fois plus élevé que dans la population générale.
"POPULATION SUREXPOSÉE"
Ces résultats, préviennent les auteurs, sont à interpréter avec prudence :"La perte de contact avec la réalité est un élément central de tout trouble psychotique. Or, la vie carcérale est un facteur de risque majeur de déréalisation." Par ailleurs, l'allongement des peines et des délais de prescription entraîne mécaniquement un vieillissement de la population carcérale, plus facilement touchée par les troubles mentaux : 1,5 % des détenus avaient, au 1er janvier 1970, plus de 60 ans ; ils étaient 2 % en 1997 et 3,5 % au 1er janvier 2010.
"Force est de reconnaître que la prison est un lieu de maladies, le constat est sans appel, indiquait le député Etienne Blanc dans un rapport de 2009.Sur le plan somatique, la population carcérale française reste une population surexposée au VIH, aux hépatites et à la tuberculose, une population fortement touchée par différentes formes d'addiction et à la santé bucco-dentaire profondément dégradée. Sur le plan psychiatrique, le taux de pathologie est vingt fois supérieur en détention à celui observé en population générale et le recours aux soins de santé mentale y est dix fois supérieur."
Christiane Taubira, la ministre de la justice, et Marisol Touraine, la ministre de la santé, ont annoncé après une visite le 1er décembre 2012 à l'hôpital de Fresnes (Val-de-Marne), la création d'un groupe de travail "santé-justice", qui devrait rendre ses conclusions en juin.
Le groupe devrait proposer d'ouvrir les suspensions de peines aux malades mentaux, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, notamment en cas de détention provisoire, comme le souhaitait la sénatrice Nicole Borvo Cohen-Seat. Il souhaite aussi revoir la question des expertises psychiatriques et développer les hébergements pour les détenus malades.
Franck Johannès
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