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dimanche 14 avril 2013

L'homoparentalité ? Ni Lacan ni Lévi-Strauss ne s'y opposeraient


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Carina Basualdo © D. R.

Carina Basualdo est psychanalyste à Paris et anthropologue. Maître de conférences en psychopathologie à l’université Paris X-Nanterre. En 2011, elle a publié Lacan (Freud) Lévi-Strauss, Chronique d’une rencontre ratée (éditons du Bord de l’eau). C’est donc en tant que spécialiste de Lacan et de Lévi-Strauss qu’elle répond à Sylviane Agacinski et à qui tenterait de se prévaloir de l’un ou de l’autre pour opposer à la légalisation de l’homoparentalité l’existence prétendue d’invariants symbolique et anthropologique.

Sylvia Duverger : A l’appui de leurs mises en garde à teneur plus ou moins apocalyptique, des détracteurs et des détractrices de l’homoparentalité ont invoqué les savoirs psychanalytique et anthropologique.

Résumons leur argumentation. Il y aurait un invariant biologique – la différence des sexes, condition sine qua non de la procréation et de la survie de l’espèce. Son élaboration symbolique, dans les structures de la parenté, serait un invariant anthropologique. L’ouverture du mariage et de la parentalité aux couples de même sexe dénierait la différence des sexes, nécessaire à la structuration subjective, les enfants de parents de même sexe perdraient le sens de la finitude humaine, qui requerrait l’altérité de l’autre sexe…


En tant que psychanalyste qui vous êtes récemment attachée à analyser le rapport de Lacan à l’œuvre de Lévi-Strauss, comment comprenez-vous cette opposition psychanalytique à l’homoparentalité ?

Carina Basualdo : En effet, il est surprenant d’observer la facilité avec laquelle on fait appel à des disciplines tout entières – la psychanalyse et l’anthropologie en l’occurrence – en mêlant tout un ensemble de notions complexes. Cette façon d’argumenter ajoute plus de confusion qu’elle n’apporte d’éclaircissements. 

Du point de vue de la théorie structuraliste de la parenté développée par Claude Lévi-Strauss - parce que c’est bien en effet à son autorité que l’on fait appel -, il y a un seul invariant anthropologique : la prohibition de l’inceste. Ce que Lévi-Strauss a avancé, c’est qu’en dépit de la variété des types de relations interdites (entre frère et sœur dans certaines sociétés, entre cousins germains dans d’autres etc.), il y a toujours au moins une relation interdite. C’est cet invariant anthropologique qui permet l’alliance et, ainsi, la société.
Le plus intéressant, dans cette thèse, face au débat actuel, c’est que 
pour dégager cet invariant, Lévi-Strauss a dû mettre en question la conviction – très ancrée à l’époque dans le milieu anthropologique – selon laquelle la famille constitue l’unité la plus élémentaire de la société. Il a proposé comme unité élémentaire une structure à quatre termes qu’il a nommé « l’atome de parenté » [1] : un frère, une sœur, un beau-frère et un neveu. C’est parce que le beau-frère a renoncé à une relation incestueuse avec sa sœur que le lien social a pu s’établir. C’est un exemple qui condense de manière métaphorique la force instituante de la prohibition, son côté positif vers l’exogamie. De ce fait, Lévi-Strauss place l’alliance au cœur de l’institution de la société, et non pas la filiation ou le mariage, qui ne sont que des conventionsFrançoise Héritier l’a d’ailleurs rappelé récemment dans l’entretien qu’elle a donné à Marianne le 4 février 2013.

Dans Nous sommes tous des cannibales, ouvrage posthume qui vient d’être publié par Le Seuil, Lévi-Strauss reprend la notion d’atome de parenté et il répète la conséquence majeure qui s’en déduit : « Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ce n’est pas en effet la consanguinité qui fonde la famille. En raison de la prohibition de l’inceste, pratiquement universelle bien qu’elle se réalise sous beaucoup de formes différentes, un homme ne peut obtenir de femme que d’un autre homme qui la lui cède sous forme de fille ou de sœur » [2], or ces deux hommes ne sont pas consanguins.

Pour répondre à votre question, oui, pour Lévi-Strauss il y a bien un invariant biologique de la différence des sexes, mais il ne détermine en rien les structures de la parenté. Comme l’a récemment redit Françoise Héritier (entretien du 4 février dans Mariane), la différence des sexes est l’une des données fondamentales, l’un des « butoirs de la pensée », à partir desquels pensent les sociétés. Mais cela ne permet en rien le glissement vers je ne sais quelle naturalisation de la famille hétérosexuelle.

Sylvia Duverger : C’est pourtant sur l’affirmation que la différence des sexes est une « donnée » naturelle, invariable que les opposantEs à l’homoparentalité disent se fonder.  Voici des extraits du dernier article, à ma connaissance, que la philosophe Sylviane Agacinski ait publié dans la presse à ce sujet. Son opposition à l’homoparentalité ne date pas d’hier [3].

« Deux mères = un père ? » a paru le 3 février 2013 dans Le Monde et a suscité de nombreuses réactions, dont celle de Luca Greco sur Féministes en tous genres , d’Irène Théry et de Martine Gross [4] .
Afin de ne pas manquer de probité en ne proposant que des citations hâtives et lacunaires, voici l’essentiel de son argumentaire en la matière, tel qu’elle-même le formule :

« Selon le modèle traditionnel, un enfant est rattaché à un parent au moins, généralement la mère qui l'a mis au monde, et si possible à deux, père et mère. Y compris dans l'adoption, la filiation légale reproduit analogiquement le couple procréateur, asymétrique et hétérogène. Elle en garde la structure, ou le schéma, à savoir celui de l'engendrement biologique bisexué. C'est ainsi que l'on peut comprendre l'anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss lorsqu'il écrit que ‘les liens biologiques sont le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté’. Or on remarquera que ce modèle n'est ni logique ni mathématique (du type : 1+1), mais biologique et donc qualitatif (femme + homme) parce que les deux ne sont pas interchangeables. C'est la seule raison pour laquelle les parents sont deux, ou forment un couple.

« Même si cette forme n'est pas toujours remplie (par exemple lorsqu'un enfant n'a qu'un seul parent ou qu'il est adopté par une personne seulement - la différence sexuelle est symboliquement marquée, c'est-à-dire nommée par les mots "père" ou "mère" qui désignent des personnes et des places distinctes. Cette distinction inscrit l'enfant dans un ordre où les générations se succèdent grâce à la génération sexuée, et la finitude commune lui est ainsi signifiée : car nul ne peut engendrer seul en étant à la fois père et mère. 

« (…) La crainte qu'on peut ici exprimer, c'est précisément que deux parents de même sexe ne symbolisent, à leurs yeux comme à ceux de leurs enfants adoptifs (et plus encore de ceux qui seraient procréés à l'aide de matériaux biologiques), une dénégation de la limite que chacun des deux sexes est pour l'autre, limite que l'amour ne peut effacer. »

Carina Basualdo : Cette référence à Lévi-Strauss est un exemple typique de citation tronquée [5]. Jamais l’anthropologue n’aurait pu affirmer que les liens biologiques sont le modèle sur lequel sont conçues les relations juridiques de parenté. La révolution produite par Les structures élémentaires de la parenté a consisté, précisément, à démontrer que les systèmes de parenté sont d’abord des systèmes classificatoires de termes de parenté, arbitraires, à la manière dont les langues le sont par rapport au référent nommé.

S. Agacinski, dans son article, ne parle de rien d’autre que des normes juridiques de parenté dans notre société, tel l’informateur d’une société primitive qui présente ses raisonnements ethnocentrés comme étant tout à fait naturels, pleinement évidents. Ensuite, elle opère un glissement de la différence des sexes à la nomination de « père » et « mère » qui se voit ainsi fondée biologiquement ! Cette argumentation est fondamentalement pré-lévi-straussienne. Elle a bien sûr le droit de l’être, mais elle ne peut alors fonder son raisonnement sur celui de Lévi-Strauss.

La fin de son argument, que vous avez citée, est la conséquence directe de cette collusion entre la différence des sexes biologiques (homme et femme) et les appellations de « père » et de « mère » dans notre culture. C’est à partir de là qu’elle peut exprimer sa crainte « que deux parents de même sexe ne symbolisent… une dénégation de la limite que chacun des deux sexes est pour l’autre ». Rien n’autorise un tel saut vers le mécanisme psychique de la « dénégation de la limite », comme si c’était la conséquence nécessaire et directe d’une non-symbolisation. Puisque son point de départ est faux, le reste de l’argumentation ne se soutient de rien d’autre que de l’hétéronormativité qu’elle prétend justifier.
La seconde partie, à laquelle a contribué Thamy Ayouch, psychanalyste et maître de conférences à l'université Lille 3, figure ici.



[1]  Dans un article publié en 1945 « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie »  qui sera inclus dans L’Anthropologie structurale (1958).
[2]  C. Lévi-Strauss, « Le retour de l’oncle maternel » publié à La Repubblica le 24 décembre 1997, repris in Nous sommes tous des cannibales, Paris, Le Seuil, 2013, p.237.
[3] S. Agacinski, « L’homoparentalité en question », Le Monde, 21 juin 2007.
[4] I. Théry, « La filiation doit évoluer », Le Monde 11 février 2013 ; Martine Gross, « Mariage homosexuel : ‘Fonder la filiation sur l'engagement parental plutôt que sur la nature’ », Le Monde, 5 février 2013.
[5] Le passage de Lévi-Strauss cité par Sylviane Agacinski est le suivant : « Ces sociétés (il s’agit des sociétés sans écriture) tiennent la parenté et les notions qui s’y rattachent pour antérieures et extérieures aux relations biologiques, telle la filiation par le sang, auxquelles nous-mêmes tendons à les réduire. Les liens biologiques fournissent le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté, mais celles-ci offrent à la pensée un cadre de classification logique. » (p. 62)

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