par Apolline Le Romanser publié le 18 août 2023
Chaque fois qu’elle prend sa garde, depuis vingt-cinq ans, Myriam Solagne s’installe devant ses trois écrans du Samu 51 et enfile son casque. Ils sont quatre la journée, deux la nuit, à décrocher tous les appels au Centre 15 de la Marne. Pendant douze heures, elle répondra à la panique d’une mère devant la fièvre de son bébé, aux questions d’un appelant sans médecin traitant sur ses migraines, à la détresse nocturne d’une sexagénaire solitaire qui pense au suicide. Ou même à des voix enfantines : un gamin «du mercredi après-midi» qui joue avec le téléphone d’un parent, ou bien une fillette face à son père inanimé. La quadragénaire devra déterminer rapidement le degré de priorité et passer l’appel au médecin régulateur. Voire immédiatement dépêcher des secours en cas d’urgence vitale – arrêt cardiaque, accident vasculaire cérébral… – et accompagner les gestes de premier secours. A chaque nouveau dossier, elle doit se «remettre à zéro». Rester vigilante. Même quand les appels s’enchaînent et que les moyens manquent.
Myriam Solagne fait partie des 2 500 assistants de régulation médicale (ARM) répartis dans les 100 Samu (Service d’aide médicale urgente) de France. Ils ne sont pas médecins, mais reconnus professionnels de santé depuis janvier dernier. «L’ARM note les premiers éléments donnés par le patient, doit déterminer l’urgence, la détresse vitale et l’orientation vers le médecin adapté [le plus souvent urgentiste hospitalier ou libéral, ndlr]. Le médecin complète les informations données. Puis l’ARM applique la décision médicale avec l’envoi de moyens», résume Delphine Briard, de l’Unarm, l’une des deux associations de la profession.
Jusqu’à vingt appels en simultané
Ces «voix du Samu» sont de plus en plus sollicitées, à mesure que l’offre de soins se délite et que les autorités enjoignent de composer le 15 pour «désengorger» les urgences hospitalières. Seulement, les effectifs stagnent. Soixante-dix Samu départementaux sont encore en grève en cette mi-août pour dénoncer l’épuisement de leurs troupes et le manque de reconnaissance. En mai, le ministère de la Santé a même lancé une campagne pour recruter 2 000 à 3 000 ARM, ce qui reviendrait à doubler les effectifs. Depuis 2019, ils doivent suivre une formation de dix mois, coûteuse : 8000 euros. Souvent en partie financés par Pôle Emploi, ils peuvent néanmoins constituer un réel «frein», soutient Delphine Briard.
A Reims, Myriam Solagne estime à 2 000 le nombre d’appels reçus par son service un jour de semaine, «à peu près 3 000» le week-end. Un dossier nécessite généralement plusieurs appels. «D’habitude, c’est calme l’été, notre région n’est pas très touristique. Cette année, ça ne redescend pas.» Sa voix joviale se tend un peu plus. Celle qui est aussi secrétaire nationale de l’Afarm (Association française des assistants de régulation médicale) – l’autre association de la profession – ne veut pas se plaindre, «d’autres Samu sont plus en difficulté». Mais quand même, de plus en plus souvent, les rectangles jaunes sur son écran, matérialisant chaque appel, s’accumulent, «parfois jusqu’à 20» en simultané. Rien, à ce stade, ne différencie une entorse d’un arrêt cardiaque. Alors il faut aller vite. Elle égrène les questions, passe les appels urgents au médecin, les autres «en attente». Enchaîne. «On devient des robots. Avant, le pic intervenait sur le coup des 17-18 heures. Maintenant, il y en a plusieurs fois par garde.»
«On suit l’évolution du système de santé», reconnaît Brice Giraud, ARM depuis treize ans. Aujourd’hui, au Samu 79 (Deux-Sèvres), la moitié des appels concerne de la médecine libérale. Un dentiste les a même rejoints, «depuis quelques années», les dimanches matin. Car, au fil des ans, le nombre de généralistes et spécialistes sur le département a fondu. Le Samu s’est adapté. «Quand les médecins manquent, les gens appellent le 15, admet l’assistant de régulation. On est une solution de secours pour ceux qui n’arrivent pas à trouver de rendez-vous.»
«Une épée de Damoclès constante»
En plus de sollicitations toujours plus nombreuses et diverses, les ARM doivent jongler entre les appels «loufoques», comme le dit une professionnelle, et les urgences vitales, la détresse et les insultes. Dans une enquête menée par l’Afarm en mai, que nous avons pu consulter, 58 % des quelque 600 ARM interrogés se disaient découragés ou frustrés. Si la solidarité au sein des équipes aide beaucoup, elle ne fait pas tout. Quand certains parviennent à laisser de côté les journées de garde une fois chez eux, d’autres les ressassent, dans leur voiture ou jusque dans leur lit. Et il y a le risque d’erreur. «Une épée de Damoclès constante, décrit Brice. Cette peur est très marquée chez les jeunes. Avec le temps et l’expérience, j’arrive à ne plus y penser.»
Pourtant, entre le manque de moyens, le rythme accru et la fatigue, la menace se concrétise. Un nom, surtout, en est devenu le symbole : Naomi Musenga. Cette jeune mère de 22 ans décédée en décembre 2017 à l’hôpital de Strasbourg après plusieurs appels au Samu, qu’on entend raillée par une régulatrice sur les enregistrements. «C’est un traumatisme pour les équipes et toujours difficile d’en parler. De nombreux collègues ont été menacés, se sont mis en arrêt», relate Sébastien Patou, qui a rejoint le Samu 67 (Bas-Rhin) peu après l’affaire. Le volet judiciaire est toujours en cours.
Si Sébastien Patou est devenu ARM il y a cinq ans, c’était pour l’urgence et l’humain. Aujourd’hui, la colère habite ses mots. Il pense au temps qu’il ne peut pas consacrer à ses «appelants chroniques», souvent atteints de troubles psychiatriques ; à ces «papis, mamies» laissés «deux, trois heures au sol» avant qu’une ambulance n’arrive, pour qui il ne peut que rappeler et s’assurer que leur état de santé ne se dégrade pas. Parce qu’ils ne sont pas assez dans son équipe pour tout gérer, que les moyens dépêchés – ambulances, Smur – manquent également. «On a l’impression que le 15 doit tout solutionner, le problème des urgences, des déserts médicaux. On serait les grands sauveurs. Mais on ne peut pas, on n’y arrive pas.» La gorge de l’ancien militaire, aussi pompier volontaire, se serre. «Les anciens qui m’ont formé, des piliers là depuis trente ans, sont partis détruits psychologiquement. Ce métier, je le fais avec joie, je me battrai pour lui. Mais si ma fatigue devient de l’usure, je partirai. Je ne veux pas devenir maltraitant.»
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