par Camille Froidevaux-Metterie, Philosophe publié aujourd'hui
Investie d’une mission quasi guerrière – il s’agit en préambule de «tirer l’épée» –, Eugénie Bastié a entrepris de «sauver la différence des sexes» menacée par les déconstructeurs, et de restaurer du même geste «l’inexpugnable part d’animalité de notre condition humaine» (Tracts n°46, Gallimard). Ainsi que cette dernière formule l’indique, les arguments mobilisés pour réaffirmer la précieuse différence sont élémentaires : elle est une évidence, visible et naturelle. Qu’il n’y ait que deux sexes «saute aux yeux»,que les femmes et les hommes soient animés de sensibilités et d’appétences différentes est avéré (à ces trois niveaux : «agressivité, risque et sexe»), et ce d’autant plus, nous dit-on, que les sociétés sont égalitaires (?!). Si la différence des sexes existe donc, c’est qu’elle existe !
Une curieuse interprétation du patriarcat
Je ne vais pas m’étendre sur l’aveuglement manifeste de l’autrice aux effets de la socialisation sur les enfants, ni sur son refus de considérer les décennies d’études sociologiques qui ont montré comment se perpétuaient les mécanismes d’assignation des individus à des rôles genrés. Je ne m’étendrai pas non plus sur l’erreur grossière qui attribue à Aristote cette idée que la femme engendrerait dans son propre corps (et l’homme dans le corps d’autrui), quand le philosophe fonde sa conviction de l’infériorité des femmes sur le fait qu’elles ne contribueraient pas selon lui à l’engendrement, se contentant de recevoir et de nourrir l’homoncule déposé en elles par la semence des hommes, seuls véritables procréateurs. C’est à partir de ce postulat erroné qu’Eugénie Bastié peut exalter la «différence essentielle» que serait la maternité.
Cette valorisation du partage naturel – parce que biologiquement fondé – des rôles constitue l’argument-massue porté par celles et ceux qui s’efforcent de maintenir à tout prix l’ancien ordre patriarcal, en se battant pour en préserver le socle, la division sexuée du monde : d’un côté le privé-féminin-inférieur, de l’autre le public-masculin-supérieur. Là encore, tout est simple : la biologie fait la mère qui fait les différences. De cela, Eugénie Bastié déduit une curieuse interprétation du patriarcat comme pacte entre celles qui portent les enfants et ceux qui versent leur sang, un pacte devenu injuste, «mais c’est une autre histoire»…
Défendre l’héritage (patriarcal) de la différence, c’est d’abord conspuer les progressistes qui refusent de voir que «l’ancien régime de la domination a été renversé» et continuent de vouloir faire table rase. Comme si les féministes n’avaient jamais fait l’histoire de leurs combats ! Comme si nous n’avions pas mis en lumière la portée révolutionnaire de la conquête des droits reproductifs ! C’est précisément parce que nous savons qu’ils ont ouvert une nouvelle ère, celle du découplage entre sexualité et maternité, celle de l’entrée des femmes dans la modernité démocratique, que nous œuvrons aujourd’hui à parachever cette œuvre en nous attaquant au dernier bastion de la domination, celui de la vie intime.
«Mal-être féminin» et «malaise masculin»
Eugénie Bastié ne veut voir dans le moment féministe contemporain qu’un grand déchaînement idéologique autour de la «radicalisation ultime du présupposé moderne de l’indétermination». Obsédées par la déconstruction de la différence des sexes et acharnées à détruire les normes hétérosexuelles, les féministes auraient transporté le combat sur le seul terrain individuel du ressenti et du pur choix, créant autant d’«étiquettes identitaires» que nécessaire. Que les luttes LGBTQI soient avant tout des luttes politiques – collectives donc – pour les droits des personnes discriminées en raison de leur sexe, de leur genre ou de leur sexualité n’effleure pas l’esprit de celle qui n’y voit que des tentatives d’endoctrinement et une forme de terrorisme social.
Car le danger est grand ! D’abord sur le plan du «mal-être féminin», soit cette évolution dommageable par laquelle les femmes se trouvent à souffrir des «pathologies psychosociales jusque-là réservées aux hommes : ressentiment de classe, désarroi, anxiété sur leur destin personnel»… Ensuite, et ce serait pire encore, en raison du «malaise masculin» qui se répand chez ceux dont la virilité «est plus construite que la féminité», et qui endurent les injonctions à la déconstruction, au risque de «perdre leur place dans la société». Enfin, drame absolu, du fait des atteintes portées au «lien qui unit l’homme à la femme» qui font de l’ancienne «communauté de destin» une nouvelle «guerre de tranchées». Et voilà entonné le refrain de la misandrie féministe qui introduirait la division et la détestation «entre les deux moitiés de l’humanité».
Il faudrait expliquer à Eugénie Bastié comment la pensée et les luttes féministes actuelles ont entrepris de réinventer les relations entre les êtres en les extirpant du carcan patriarcal de la domination et de la violence ; lui montrer en quoi elles ouvrent l’horizon de nouvelles formes de sexualité, de conjugalité et de parentalité placées sous le signe de l’égalité ; et lui apprendre combien sont intenses et joyeuses les promesses ainsi portées, notamment sur le plan de l’amour, lequel, ne lui en déplaise, n’est en rien garanti par «l’altérité des sexes». Que cela soulève un vent de panique, on le comprend, car c’est bel et bien la fin d’un monde qui s’annonce, celui de la hiérarchisation sexuée et de la famille patriarcale. Là se loge l’immémoriale brutalité, pas dans le projet de libérer les individus des normes genrées et de refonder la société sur un socle égalitaire.
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