par Ophélie Gobinet, Envoyée spéciale à Thionville (Moselle) publié le 6 janvier 2023
Le vent glacial transperce les manteaux mais c’est en manches courtes et en blouse blanche que Lily (1) prend sa pause, cigarette à la main. L’aide-soignante d’une cinquantaine d’années est brancardière à l’hôpital Bel-Air de Thionville (Moselle). Posée en haut de l’escalier en métal, elle évoque ses collègues des urgences. «Ce qu’ils ont fait ? Je trouve ça magnifique», affirme-t-elle dans un sourire. Le 30 décembre, 54 infirmiers et aides-soignants sur 59 des urgences adultes ont été placés en arrêt maladie. Certains sur décision des médecins des urgences eux-mêmes. Un burn-out collectif. Beaucoup de soignants n’ont même plus la force de s’exprimer. «J’ai déjà craqué devant des patients. On ne sait plus où se mettre quand les larmes coulent alors que ce sont eux qui souffrent et qui sont là pour être soignés», raconte Chloé Rodier, 22 ans. La jeune femme brune, actuellement en arrêt, est infirmière depuis six mois aux urgences de Bel-Air.
Une détresse professionnelle latente depuis de nombreux mois dans un contexte de triple épidémie lié à la grippe, à la bronchiolite et au Covid-19, qui a entraîné «des prises en soins aux urgences puis en hospitalisation d’un nombre de personnes nettement plus important que d’habitude à cette période», selon un communiqué diffusé le 31 décembre par la direction du centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville et l’agence régionale de santé (ARS) du Grand Est. L’établissement, qui a déclenché son plan blanc pour faire face à une situation inédite, fait état d’un «manque de personnel médical et soignant conduisant à une fermeture importante du nombre de lits», sans que l’on connaisse le nombre exact. Sans compter une «offre de prise en charge en ville réduite», dans un contexte de grève des médecins libéraux.
Salaire mensuel d’un infirmier au Luxembourg : 3 500 euros net
Dans ce coin de Moselle marqué par une population vieillissante, les problématiques de soins ne sont pas nouvelles. Selon une étude publiée par le Congrès des maires ruraux en septembre 2022, il manque entre 100 à 140 médecins généralistes en Moselle, rien qu’une quarantaine au nord de Thionville. «On accuse les gens d’aller aux urgences pour de la bobologie, mais où doivent-ils aller ?» interroge Cyrille Louis, délégué syndical SUD au centre hospitalier. Dans bien des cas, les urgences restent le dernier recours pour les patients. Sans compter qu’à trente kilomètres seulement, le Luxembourg attire chaque année de plus en plus de soignants venus de l’Hexagone. Dans le duché, le salaire mensuel d’un infirmier se situe aux alentours de 3 500 euros net, quasiment le double du salaire français.
A Bel-Air, Chloé Rodier gagne près de 1 900 euros par mois, sans les primes. Un salaire qui convient à celle dont la mère travaille depuis vingt-cinq ans en tant qu’aide-soignante dans le même service, et qui a «grandi dans les murs de l’hôpital». «Ici, c’est une grande famille, tout le monde se connaît», sourit-elle. Elle détaille la surcharge de travail, des mois à cent soixante-dix heures, les soins prodigués en quelques minutes et sous surveillance du chronomètre car il y a trop de monde, trop peu de lits et de personnel pour hospitaliser les patients après leur accueil aux urgences. A Bel-Air, les urgences adultes disposent de douze box d’accueil alors que le service enregistre plus de 100 passages par jour, selon les syndicats. «On dit bonjour, on fait le soin, on dit au revoir. C’est de l’abattage», considère Chloé Rodier. Elle se souvient de ce patient de 90 ans resté quatre-vingt-huit heures sur un brancard et qui n’a pu avoir que trois repas.
«Une seule revendication : obtenir des lits»
«Ces arrêts maladie, ce n’est pas pour faire un coup, il n’y a pas eu de concertation. Ce n’est pas un mouvement syndical», assure Cyrille Louis. «Ils ont une conscience professionnelle, les urgences, on choisit d’y travailler. C’est très compliqué pour les agents d’avoir fait ce choix-là, il y a un sentiment de culpabilité», ajoute Clarisse Mattel, infirmière et secrétaire générale du syndicat MICT-CGT. Malgré la situation, la prise en charge des urgences vitales par le Smur se poursuit et les urgences pédiatriques et gynécologiques fonctionnent normalement. Les patients des urgences adultes sont orientés vers d’autres établissements.
A l’hôpital de Mercy, à Metz, les urgences ont vu affluer les patients de Bel-Air. Mercredi, le syndicat SUD a déposé un préavis de grève illimité à partir du 12 janvier pour les personnels médicaux et paramédicaux du site messin. «Une seule revendication : obtenir des lits pour hospitalier dans des conditions humaines les patients des urgences qui relèvent d’une prise en charge hospitalière», indique le communiqué. Philippe Alarcon, chef des urgences du CHR à Bel-Air, reconnaît que «la situation reste fragile». «Ça va être difficile de reprendre une activité globale pour soulager nos collègues de Metz. Quelques membres du personnel en arrêt maladie se sont déjà manifestés pour une reprise du travail», indique le médecin. «L’idée est de ne pas épuiser ceux qui reviennent. De peur qu’ils craquent à nouveau», complète Marie-France Olieric, présidente de la commission médicale d’établissement du CHR.
«Des solutions… il y en a plein»
Le 3 janvier, la direction a proposé la création de 12 postes en CDI. «Six postes d’infirmiers et six postes d’aides-soignants supplémentaires», indique David Larivière, directeur général par intérim depuis le départ programmé, le 31 décembre, de Marie-Odile Saillard, partie rejoindre l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Une décision qui laisse sceptique Cyrille Louis : «Des solutions… il y en a plein. Et jusqu’à présent, nous n’avons pas entendu notre ministre. Il connaît pourtant parfaitement la problématique», relève le syndicaliste à l’adresse de François Braun, ancien chef des urgences du CHR, nommé ministre de la Santé en juillet. En Moselle, la crise hospitalière semble loin de se calmer : depuis jeudi, les hôpitaux de Sarreguemines et Saint-Avold sont concernés par une cascade d’arrêts maladie. A Thionville, les arrêts maladie des soignants de Bel-Air doivent prendre fin avant ce week-end. La boule au ventre, Chloé Rodier pense reconduire le sien : «J’aime les urgences. J’aime mon métier. Mais je viens travailler la boule au ventre. Il faut redonner du sens à tout ce qu’on fait.»
(1) Le prénom a été modifié.
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