par Thomas Stélandre publié le 1er janvier 2023
Peut-être est-il difficile de se figurer aujourd’hui, cinquante ans après sa parution, en 1973 chez Minuit, ce que pouvait représenter un tel texte, avec un tel titre. Ce que cela pouvait faire, alors, d’entrer dans une librairie et d’aller chercher en rayon, ou de trouver sur une table, ce livre sur lequel on lisait, en lettres capitales : le Corps lesbien. L’émotion, le panache, le sentiment de reconnaissance, le courage que cela pouvait donner. L’écrivain (puisqu’elle ne disait pas autre chose) s’appelait Monique Wittig. Elle avait 38 ans, l’Opoponax (prix Médicis 1964) et les Guérillères (1969) derrière elle. Elle résistait à la catégorisation des genres littéraires, ou en inventait une nouvelle. Elle repartait des débuts et sculptait ses propres formes. Ainsi dans ce «corps» montré au monde entend-on «corpus», car c’était l’idée : affirmer qu’il y avait maintenant, qu’il y allait avoir un corpus lesbien, une littérature à laquelle se référer. Que, puisqu’elle n’existait pas, ou si peu, on allait l’écrire, s’écrire, en travaillant le texte au corps, pour soi et pour les autres.
Si le fronton attire, Monique Wittig n’est pas forcément facile à aborder – absence de paragraphes, intertextualité savante, expérimentations graphiques. Aux poèmes en prose succèdent ici des pages traversées par des parties du corps, et soudain la taille des caractères change, grossit, fluides et muqueuses s’exposent. Un avantage : cette réédition du Corps lesbien s’accompagne d’une postface inédite et éclairante (écrite entre 1997 et 2001), et il est tout à fait permis de commencer par là. «Pour le Corps lesbien,explique Wittig, j’étais face à la nécessité d’écrire un livre entièrement lesbien dans sa thématique, son vocabulaire et sa texture, un livre lesbien du début à la fin, de la première à la quatrième de couverture.» S’agissant des références, seule Sappho lui venait à l’esprit – elle découvrirait Djuna Barnes plus tard. «J’ai gardé le manuscrit six mois dans un tiroir avant de le donner à mon éditeur.» Il nous revient d’un autre temps et paraît encore dessiner des futurs. On ne parlait pas encore d’écriture inclusive et des barres obliques coupent déjà les pronoms, à commencer par celui de l’expression personnelle, ce «J /e» soudain armé, «signe de l’excès», si puissant «qu’il peut s’attaquer à l’ordre de l’hétérosexualité dans les textes et lesbianiser les héros de l’amour».
C’est aussi bien sûr de cela qu’il est question : d’un art d’aimer, d’un art de jouir. On voudrait recopier de nombreuses lignes. Mettons celles-ci : «J //ai avalé ton bras c’est temps clair mer chaude. Le soleil m /e rentre dans les yeux. Tes doigts se mettent en éventail dans m /on œsophage, puis réunis s’enfoncent. J /e lutte contre l’éblouissement.»En 1976, trois ans après la publication du Corps lesbien, Wittig quittait la France pour les Etats-Unis à la suite de querelles au sein d’un mouvement féministe dans lequel elle ne se reconnaissait plus. Autre raison : elle avait rencontré une femme, l’Américaine Sande Zeig, compagne du reste de sa vie.
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