par Cécile Bourgneuf publié le 30 décembre 2022
C’est l’histoire d’une métamorphose. Celle d’un collège public abandonné par la République qui en a aujourd’hui retrouvé les couleurs. Au sens propre d’abord. Dans le hall, comme dans le préau qui le prolonge, murs et portes ont été repeints en bleu, en blanc ou en rouge. Le drapeau français a aussi repris sa place – il avait disparu – au-dessus de la porte d’entrée surmontée de briques rouges de ce petit collège du XVIIIe arrondissement parisien. Au sens figuré ensuite. Quand la sonnerie mélodieuse résonne dans les couloirs en cette journée pluvieuse de novembre, les 400 élèves du collège Hector-Berlioz, de toutes origines sociales, culturelles et religieuses, descendent dans la cour de récré. Ça se marre, ça crie, ça discute du dernier morceau de Booba, des baskets blanches portées par le copain d’à côté ou de la Coupe du monde de foot. «C’est le reflet du quartier, le reflet de la France», observe avec fierté Farid Boukhelifa, le principal de l’établissement, en balayant la cour du regard. Une belle image de mixité sociale et scolaire qu’il a pourtant fallu aller chercher au forceps.
Car Berlioz, avant, «c’était le ghetto», se souvient Farid Boukhelifa. Lors de sa prise de fonctions en 2016, il a écarquillé les yeux : «Il n’y avait aucune mixité, que des élèves de milieux défavorisés. Je n’en revenais pas de voir ça en plein Paris.» Berlioz est implanté dans un quartier populaire à deux pas des boulevards des maréchaux paupérisés, juste avant le périphérique qui sépare Paris de sa banlieue. Pour éviter ce collège, qui est pourtant celui de leur secteur, un tiers des parents d’élèves favorisés contournent alors la carte scolaire – à coups de dérogations et de fausses adresses ou bien en se tournant vers le privé. Au fil des ans, Berlioz, classé REP (réseau d’éducation prioritaire), se ghettoïse. Le taux de réussite au brevet y est catastrophique : plus d’un élève sur deux n’obtient pas le diplôme. La violence gagne du terrain. Les habitants n’osent plus emprunter sa rue à cause des bagarres et du racket. A l’intérieur, les violences physiques et verbales sont monnaie courante. Les enseignants sont à bout. En 2015, deux agressions de profs par des élèves exclus sont relayées dans la presse et font fuir les parents encore davantage.
«Ils avaient besoin de nous»
Berlioz n’est pas un cas isolé. Face à la forte ségrégation dont souffrent certains collèges, l’ancienne ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem lançait en 2015 une expérimentation dans 15 départements. A Paris, la mairie et l’académie se concentrent alors sur six collèges, en jumelant deux établissements géographiquement proches mais opposés dans leur composition sociale. Berlioz, qui compte près de 60 % d’élèves de milieux défavorisés, est couplé avec Coysevox, qui n’en compte que 10 à 20 %. L’extrême opposé, à 600 mètres seulement.
Coysevox, c’est le collège réputé et à dominante blanche d’un quartier bobo situé plus haut, sur la butte Montmartre. Entre les deux, la rue Championnet, frontière invisible au-delà de laquelle les élèves de chaque quartier n’ont même pas l’idée de s’aventurer. Dès la rentrée 2017, le binôme Berlioz-Coysevox expérimente la «montée alternée» : le principe est de regrouper tous les élèves du double secteur au même endroit à l’entrée en 6e, une année sur deux. Les années impaires, tous les élèves qui entrent en 6e vont à Coysevox et effectuent toute leur scolarité là-bas. Les années paires, c’est l’inverse : tous les 6e vont à Berlioz. Les deux collèges ont donc seulement deux niveaux : 6e et 4e ou 5e et 3e, qui alternent d’un an sur l’autre. L’annonce du projet est accueillie comme pain bénit à Berlioz mais déclenche une levée de boucliersà Coysevox et dans les écoles autour : grève des profs, blocus et manifs des parents, pétition et campagne d’affichage.
«La ségrégation n’est pas une fatalité. Les parents sont prêts à revenir dans le public, avec plus de mixité, pourvu qu’on leur propose autre chose qu’un ghetto de pauvres.»
— Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS, impliqué dans le projet
Johan, père de deux enfants, habite à côté de Coysevox et voyait déjà ses enfants dans ce collège qu’il avait lui-même fréquenté trente ans auparavant. Mais en 2018, son fils tombe sur l’année où il doit intégrer Berlioz en 6e. «La première chose qu’on regarde en tant que parents, ce sont les résultats au brevet et ils étaient mauvais.»Forcément, il est inquiet. Lors de la première réunion d’information, il rencontre une équipe motivée qui ne cache pas la poussière sous le tapis. «Ils nous ont dit qu’il y avait des difficultés, que ça allait changer mais qu’ils avaient besoin de nous. Et ils ont précisé qu’il y aurait des projets avec des moyens derrière grâce à l’expérimentation.» Des projets, le principal va en proposer à la pelle : des échanges avec d’autres villes européennes, de nombreuses sorties scolaires ou encore une chorale au programme ambitieux. Sans compter des options séduisantes pour attirer les bons élèves : deux groupes de latin par niveau, du grec dès la 4e, de la culture antique pour toutes les 6e et quatre groupes de classes bilangues, en espagnol, allemand et chinois.
Johan sort de la réunion rassuré et même convaincu. La rentrée en 6e de son fils n’est tout de même pas facile : ses copains du primaire n’ont pas suivi – ils ont fui vers le privé – et il est loin «de son milieu lisse et gentillet», convient son père. Et puis avant les vacances de la Toussaint, il se fait élire délégué, s’inscrit à la chorale et se fait un tas de copains. «L’environnement était stimulant pour notre fils qui a une appétence pour aider ses camarades en difficulté, se souvient Johan. C’est important de voir que notre réalité n’est pas celle de tous. Ça l’aide à ne pas être dans une vision ultraconsumériste et j’ose espérer qu’il ne sera pas ségrégationniste après ça !» Les résultats de Sacha «ont été excellents durant toute sa scolarité» avec des félicitations de la 6e à la 3e et une mention très bien au brevet. Passionné de cuisine, il a réussi à intégrer la très sélective école Ferrandi.
Julien Grenet, directeur de recherches au CNRS et directeur adjoint à l’Institut des politiques publiques (IPP), fait partie du comité scientifique qui a accompagné le projet. Il en tire un bilan positif : «Les parents favorisés côté Berlioz sont revenus très massivement. Ceux du côté de Coysevox sont davantage partis vers le privé mais les flux se sont compensés.» En 2016, 24 % des élèves du double secteur allaient dans le privé, contre 16 % en 2019. «Cela montre que la ségrégation n’est pas une fatalité. Les parents sont prêts à revenir dans le public, avec plus de mixité, pourvu qu’on leur propose autre chose qu’un ghetto de pauvres», remarque le chercheur.
«C’est le jour et la nuit»
Cinq ans après, les taux d’absentéisme et de décrochage ont chuté et celui de la réussite au brevet a grimpé à 89 %, dans la moyenne parisienne. «Grâce à la mixité, les élèves s’approprient les codes des classes dites favorisées – bien se tenir, enlever sa casquette – qui permettent aux meilleurs d’intégrer avec succès des lycées prestigieux», remarque Farid Boukhelifa. Terminé aussi les problèmes de violence : le quartier a retrouvé son calme. Il faut dire que le principal a remis de l’ordre dès son arrivée, avec un œil toujours fixé sur sa montre. Les élèves ont deux minutes pour se ranger, trois pour monter en classe. «L’objectif est d’avoir 8 heures de cours dans la journée, c’est là que se joue l’égalité des chances», observe Farid Boukhelifa. Dans la cour de récré, assistants d’éducation, CPE et direction portent des chasubles jaunes pour être mieux identifiés en cas de problème. Farid Boukhelifa le sait, il n’a pas le droit à l’erreur : «L’établissement a trop souffert d’une mauvaise presse, donc le moindre incident peut être utilisé contre nous.» Le bâti étant déterminant pour le climat scolaire, de gros travaux ont été menés pendant plus de deux ans. Tel un VRP, le principal fait le tour du propriétaire pour montrer les belles photos des élèves accrochées aux murs, les fresques aux devises républicaines, les meubles chinés, la cour végétalisée ou le jardin pédagogique.
Berlioz est devenu «un collège tout ce qu’il y a de plus basique, on va en cours, normal quoi», résume dans un rire aigu et sonore Eva, qui révise dans le canapé rouge vif du hall d’entrée, juste à côté du piano sur lequel des collégiens jouent quelques notes. Cette élève de 4e, regard vif encadré par de grandes lunettes, se souvient pourtant avoir vu sa mère paniquer en apprenant qu’elle viendrait ici après le CM2. Eva, elle, se disait : «Ça reste un collège, ça peut pas être catastrophique.» L’expérience lui a donné raison. Mieux encore, elle se sent «super bien». C’est aussi le cas de Joan Martinez, professeur d’espagnol, qui avait pourtant beaucoup pleuré lors de sa première année ici il y a sept ans. Impossible alors de tenir sa classe. Désormais, les élèves restent assis et ils participent : «C’est le jour et la nuit. Je fais simplement mon travail dans un cadre apaisé et je prends du plaisir», glisse-t-il.
La mixité sociale et scolaire se travaille au quotidien à Berlioz. A commencer par la composition des classes. Un travail de dentellière. Les élèves qui ont un pouvoir de nuisance sont isolés – à deux, ils peuvent avoir un effet négatif sur toute la classe –, il ne faut pas trop d’élèves en difficulté ni trop de bons élèves «qui peuvent avoir un effet paralysant sur les mauvais», précise le principal. Un savant dosage à trouver. En cours, les profs font parfois le grand écart. Romaine, qui enseigne le français, se dit plus sévère sur l’orthographe avec les meilleurs et plus souple avec les moins bons : «Je n’aurais jamais fait ça au début de ma carrière mais c’est important de valoriser ces élèves», plaide-t-elle. Et ça marche pour Suzanna, qui démarre son premier trimestre avec 17,86 de moyenne alors qu’avant, elle était «hyper nulle». Ici, elle se sent soutenue : «On te décourage pas, on te dit pas que si t’as de mauvaises notes tu vas pas réussir dans la vie et ça change tout pour moi.» Gabrielle, 13 ans, triture une gomme entre ses mains en racontant avoir «beaucoup de pression» cette année. Dans sa classe, il y a peu de bavardages et un bon niveau. «Il faut que j’aie des notes comme les autres, je me dis que je dois réviser, comprendre, être plus attentive», se motive-t-elle. Chadi, assis au premier rang dans sa classe, prend aussi exemple sur les bons élèves pour travailler. «Certains s’organisent vachement dès qu’ils ont du temps libre, alors, des fois, j’essaie de ne pas réviser seulement quand on a des évaluations.» Mais aussi sur leur discrétion quand il s’agit de papoter : «Des fois, quand je parle, les profs me grondent alors que les plus intelligents ils parlent juste quand les profs se retournent et ils ne se font pas griller.»
Jill, en ciré bleu et blanc, pose son gros cartable qui lui cingle les épaules. Cette élève brillante de 6e ne voit que des côtés positifs à cette mixité : «Ici, les gens ont des points de vue différents. Ça m’apprend à sortir de ma logique.» Elle qui a sa propre chambre a découvert celle «vraiment toute petite» d’une de ses camarades qui la partage avec sa sœur. Elle se rend compte, en entrevoyant comment vivent les autres, que le niveau de vie de ses parents «est amplement suffisant». A Berlioz, elle a appris à être plus ouverte, plus sociable, comme le confient d’autres élèves. Sans doute parce que les différences sont ici vues comme une richesse : «Tu peux être chrétien, musulman, juif, noire, blanche ou arabe et tout, on t’accepte quand même. La mixité, je trouve ça hyper bien. Ça m’apporte de la joie», explique Suzanna dans un grand sourire. Alexandra, dont la fille a terminé avec succès sa 3e l’an dernier à Berlioz tandis que son fils est en 5e à Coysevox, ne regrette pas son choix pour ses enfants. Car l’école ne sert pas seulement à apprendre mais aussi à vivre ensemble.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire