par Maxime Macé et Pierre Plottu publié le 3 septembre 2022
Tout le monde connaît désormais Irène Grosjean, «docteure en naturopathie» autoproclamée, très décriée depuis qu’a ressurgi sur les réseaux sociaux un extrait vidéo dans lequel elle encourage les parents à traiter la fièvre de leur bébé en «frictionnant» leur sexe et leur siège avec un gant de toilette pour «évacuer l’acide des humeurs». Le tollé a même éclaboussé le site de prise de rendez-vous médicaux Doctolib, qui apparaît héberger un certain nombre de praticiens de la même espèce. Toutefois, la «papesse du cru» n’est pas restée sans soutiens. Très vite, des internautes ont volé à son secours sur les réseaux sociaux, et notamment des personnalités évoluant à la convergence de la complosphère et de la fachosphère.
C’est par exemple le cas de l’influenceuse covido-complotiste suisse Chloé Frammery (34 000 abonnés sur Twitter), connue pour ses positions antivax et sa proximité avec Dieudonné, qui s’est émue publiquement des attaques contre Irène Grosjean. Il faut dire que les deux femmes cultivent une certaine proximité, apparaissant régulièrement ensemble dans des vidéos. Grosjean n’étant visiblement pas émue par le fait que la Suissesse recommande la lecture des Protocoles des sages de Sion, célèbre faux antisémite et complotiste du début du XXe siècle… Toutes deux sont aussi régulièrement invitées par une autre personnalité de la complosphère française : Hayssam Hoballah, pseudo «coach spirituel holistique» (il «soigne» notamment par le tango argentin…) dont Libé avait tiré le portrait en mars dernier. Ce dernier n’a pas manqué, lui aussi, de dénoncer les accusations contre Irène Grosjean.
L’autre gourou du cru, Thierry Casasnovas, ancien proche d’Egalité & Réconciliation, l’association d’Alain Soral, a également apporté son soutien à Irène Grosjean. Mais, prudent, tout en essayant de s’en tenir le plus éloigné possible… S’il a dénoncé «une campagne médiatique assez violente», l’homme qui pèse plus d’un demi-million d’abonnés sur YouTube s’en est également pris aux autres naturopathes. Du moins à ceux qui ont immédiatement pris leur distance avec la nonagénaire et dénoncé ses propos et ses méthodes. Des «collabos», selon Casasnovas. Même chose du côté du YouTubeur «Vivre sainement» (fort de ses 120 000 abonnés), soutien affiché de Donald Trump et de Vladimir Poutine, qui relaie régulièrement les théories complotistes les plus farfelues, notamment celles provenant du mouvement américain QAnon.
Défiance envers les mesures sanitaires
Tout sauf une surprise. Libé a enquêté sur ces influenceurs qui vilipendent la médecine qu’ils considèrent comme «officielle» et cherchent à arracher aux parcours de soins classiques les individus qui adhèrent à leurs discours. La pandémie de Covid-19 a accentué la visibilité de ces praticiens, qui ont profité de la défiance envers les mesures sanitaires pour agrandir leur public. Se faisant bien souvent la courte échelle, ils forment les mailles étroitement liées d’une même mouvance. C’est le cas d’Irène Grosjean, qui s’est affichée à plusieurs reprises en vidéo avec les «naturopathes» Christian Tal Schaller et Jean-Jacques Crèvecœur, deux antivax aux tendances antisémites marquées. Tout comme, donc, avec Chloé Frammery ou encore Salim Laïbi, ancien proche d’Alain Soral, animés par les mêmes obsessions.
A cela s’ajoutent des discours fortement réactionnaires de la part de ces influenceurs. Thierry Casasnovas voit dans l’IVG un «symptôme de la débauche sexuelle actuelle». Irène Grosjean martèle qu’une femme battue ne l’est «que si elle est battable», ou que l’homosexualité est une maladie (qu’elle prétend guérir). Tal Schaller pense que le sida touche uniquement les personnes qui usent de drogues.
Leur vision du monde «s’articule autour d’un corps humain qui aurait été créé parfait, pour beaucoup à l’image de Dieu, que la faune et la flore qui l’entourent sont parfaits aussi pour le servir. Tous sont à la recherche des lois naturelles de la santé et du vivant. C’est un ordre moral où chacun est renvoyé à un état de nature fantasmé. Ils en viennent à nier l’intérêt de la cuisson des aliments ou de la domestication des céréales car ce sont des entorses à cet état de nature alors que cela fait des dizaines de milliers d’années que l’homme maîtrise ces deux techniques», explique Clément, du collectif l’Extracteur, qui alerte sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé et d’alimentation. Il prend pour exemple une vidéo dans laquelle Irène Grosjean estimait que la cuisson du riz et sa consommation produisent «des peuples bien soumis et mettent le cerveau dans la colle». D’ailleurs, insiste-t-elle, «tous les peuples qui consomment beaucoup de riz sont des peuples travailleurs, soumis et peu créateurs». Dans une autre, elle tentait une théorie sur l’émergence du nazisme : «Je suis persuadée que si les Allemands n’avaient pas été nourris de charcuterie et de bière comme ils l’étaient, ils n’auraient pas fait ce qu’ils ont fait pendant la Seconde Guerre mondiale.»
Propos délirants qui relèvent des théories racialistes les plus absurdes, mais qui n’étonnent pas l’universitaire Stéphane François. Cet historien des idées et politologue a longuement travaillé sur la promotion des «médecines alternatives» par certaines branches de l’extrême droite. «Il y a des connexions entre certains courants d’extrême droite et les médecines alternatives via l’ésotérisme, notamment chez les antimodernes, c’est-à-dire ceux qui gravitent autour des idées de Julius Evola et de René Guénon. Ils ont développé un rejet total de la modernité, qu’elle soit politique, philosophique ou technologique. Au sein de ce courant, qui apparaît de manière structurée en France dans les années 70, on va mettre en avant le yoga, la méditation, les médecines alternatives, l’homéopathie… car elles sont vues comme traditionnelles, détaille le chercheur. Ils ont un rapport très fort au complotisme à travers leur antimaçonnisme, très développé chez les évoliens. Ils estiment qu’il existe un complot du monde moderne pour détruire le monde traditionnel européen.»
«Cheval de Troie»
Médecines alternatives et extrême droite trouvent également une racine commune dans la révolution conservatrice allemande et le mouvement völkisch, une doctrine politique complexe née en Allemagne à la fin du XIXe siècle, basée sur l’idéologie du sang et du sol, un rejet du monde moderne et une exaltation de la nature. «Les völkisch vont développer un discours alternatif avec refus du costume bourgeois de l’époque, la promotion du végétarisme, des médecines alternatives et des bains de lumières», précise Stéphane François. Et de citer également, en France, l’opposition d’une partie de la Nouvelle Droite à la «médicalisation» à la fin des années 70 par l’intermédiaire d’Alain de Benoist, et l’attrait de certains milieux catholiques traditionalistes pour les médecines alternatives. On citera à ce sujet un des fondateurs de Radio Courtoisie (la radio de toutes les extrêmes droites), Serge de Beketch, qui invitait régulièrement à l’antenne des charlatans comme Mirko Beljanski, lequel prétendait guérir le cancer par des méthodes «naturelles» – il a été condamné pour exercice illégal de la pharmacie. Comme Thierry Casasnovas, en somme, qui prétend à la fois qu’on ne meurt pas du cancer et qu’on peut en guérir en buvant des jus et en prenant des bains de soleil.
«Attention toutefois, on parle bien sûr de figures de proue de la mouvance. On peut très bien consulter un naturopathe qui n’adhère en rien à ces théories racialistes», rappelle Clément, du collectif l’Extracteur, qui alerte néanmoins sur l’aspect «cheval de Troie» de ces discours : «Beaucoup de leurs défenseurs refusent de voir le discours politique de ceux qu’ils admirent pour leur discours sur la santé. C’est très dangereux car il y a un phénomène d’habituation qui finit par rendre entendable, puis par faire intégrer ces discours réactionnaires.»
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