D’habitude, il saisit tous les prétextes pour venir à Paris. Lui, « le plus francophile des écrivains anglais ». Mais pas cette fois. Pour la parution française de son nouveau roman, Elizabeth Finch, Julian Barnes, 76 ans, ne donne qu’une interview en chair et en os. Une seule, et chez lui : l’homme a donc tout son temps pour recevoir, offrir le café, et même faire visiter, charmant, détendu, sa demeure cossue du nord de Londres.
Tapis anciens, tableaux du peintre Howard Hodgkin (1932-2017), qui fut son ami. Ici, la bibliothèque, immense, où même le billard central disparaît sous les livres. Là, son bureau aux murs bouton d’or (« Chaque matin, j’ai la sensation de pénétrer dans le soleil »). Et puis, la galerie de photos de ses auteurs fétiches : « Camus devant ses livres au lendemain du Nobel, Mauriac à son bureau du Figaro, George Sand, Baudelaire… » Et, bien sûr, Flaubert.
C’est grâce à l’ermite de Croisset et à son célèbre perroquet (Le Perroquet de Flaubert, Stock, 1986) qu’on a connu Barnes, en France, il y a trente-six ans. On découvrait alors un quadragénaire plein d’humour, passé par Oxford. Un esprit fin, indépendant, européen. « Ah, ne me lancez pas sur l’Europe ! Le Brexit est la tragédie de mon existence ; il a remis en cause l’image que je me faisais de mon pays. » Après avoir été remainer, il se proclame désormais « returner » : « Je compte sur la prochaine génération pour faire marche arrière ! »
Julian Barnes s’est lancé tard dans l’écriture. « J’avais très peu confiance en moi. Je viens d’une famille de professeurs des écoles. Ma mère avait envoyé un jour une lettre à un journal qui l’a publiée. Elle n’en était pas peu fière et l’article trônait sur notre cheminée. Mon grand-père avait écrit une thèse sur la charpente et le travail du bois. Mais voilà, c’était tout. Mon héritage littéraire, c’était ça, ou plutôt, ça n’était que ça… »
« Je n’en reviens pas »
Aujourd’hui, lorsqu’on lui demande quel regard rétrospectif il jette sur son impressionnante carrière – une quarantaine d’ouvrages, des romans, des polars signés du pseudonyme de Dan Kavanagh, des essais, des récits et des nouvelles, traduits en plus de trente langues et couronnés par tous les prix possibles, dont le Booker pour Une fille, qui danse (Mercure de France, 2013) –, il répond modestement : « Je n’en reviens pas. J’ai publié mon premier roman en 1980 et tous mes livres sont encore disponibles en librairie. »
Et ce nouveau roman, Elizabeth Finch, pourquoi l’avoir consacré à la figure lointaine de Julien l’Apostat ? « Je ne suis pas religieux du tout, répond Barnes. Toutes les religions sont des fictions. Mais je pense qu’entre toutes, celles qui se fondent sur le polythéisme sont celles qui réussissent le mieux. » Il rappelle que Julien, l’empereur romain Flavius Claudius Julianus (331-363), voulut renoncer au christianisme pour revenir aux dieux d’autrefois. « En assimilant ou en tolérant les divinités des peuples conquis, c’est-à-dire en inventant quelque chose comme “un supermarché des religions”, les Anciens avaient mis au point une très bonne forme d’impérialisme, s’exclame-t-il. Pas comme les Britanniques ou les Français ! » Barnes va chercher un dessin d’humour des années 1930. Un « cartoon »tiré de la revue Monde, d’Henri Barbusse. On y voit deux hommes noirs pourchassés par des catholiques blancs. L’un dit à l’autre : « La soumission, c’est encore rien, mais tu vas voir, la mission. » « La mission, c’est-à-dire la conquête morale et religieuse, commente l’écrivain. La pire ! » Sa conviction : si Julien n’était pas mort à 31 ans sur un champ de bataille perse, le monde aurait pris un autre tour. Nous serions, d’après lui, sans les monothéismes, leurs dérives et leurs délires, « bien mieux lotis par les temps qui courent ».
Imaginer une « histoire alternative »
Dans un passage du roman, il s’amuse à imaginer une « histoire alternative », où Julien aurait vécu trente ans de plus et réussi à marginaliser le christianisme. « Les prêtres survivants coudoieraient à présent sur un pied d’égalité païens et druides, adorateurs d’arbres et tordeurs de cuillers, juifs et musulmans, et ainsi de suite, tous sous la bienveillante protection de quelque forme qu’aurait pu prendre un hellénisme européen. » Il rêve des seize derniers siècles sans guerres de religion, d’une science non entravée par la foi, d’un monde où nul peuple indigène n’aurait été forcé d’abjurer ses croyances pendant que des soldats pillaient son or… Tout ça, reconnaît-il, est parfaitement « chimérique ». Mais tout de même. « Imaginez la victoire intellectuelle de ce dont la plupart des hellénistes étaient convaincus, à savoir que, s’il y a quelque joie à espérer pour nous, elle est dans ce bref passage sur terre, et non dans quelque absurde Disneyland céleste après notre mort. »
C’est bien l’avis de sa protagoniste, Elizabeth Finch, universitaire brillante et peu conventionnelle passionnée par Julien l’Apostat. La presse britannique a supputé que ce personnage lui aurait été inspiré par la romancière Anita Brookner (1928-2016), son amie, qui partageait avec lui, outre le brio et l’érudition, une manière discrètement nostalgique de peindre les êtres. « Ce n’est pas faux,admet-il. J’avais Anita en tête, pour décrire Elizabeth, sa rigueur morale, sa probité intellectuelle, son refus du trivial. » Son franc-parler, aussi. « Monothéisme. Monomanie. Monogamie. Monotonie. Rien de bon ne commence de cette façon », lance Finch à ses auditeurs, au début de son cours. « Du moins là où le mot est en rapport avec les affaires humaines. »
Car qui dit « mono » dit presque toujours volonté d’annihiler le reste. Barnes insiste sur tout ce qui a été perdu du fait des premiers chrétiens. « Entre les temples, les statues, les manuscrits grécolatins et les grandes bibliothèques savantes…, l’ampleur des destructions est équivalente à celles dues aux talibans », affirme-t-il.
« Une bête noire »
En Grande-Bretagne, ses thèses ne sont pas du goût de tous. Lors du dernier festival littéraire de Bath, l’évêque lui a fait savoir qu’il annulait la présentation de son livre prévue dans l’abbaye. L’écrivain sourit. Cela lui rappelle la parution de son roman Le Porc-épic (Denoël, 1993), qui met en scène un ancien dictateur et un procureur général chargé d’instruire son procès. « A l’époque, les juristes de la maison d’édition m’avaient mis en garde : le texte pouvait être jugé offensant pour quatre personnes : le pape, Gorbatchev, Frank Sinatra et Nancy Reagan. Celui qui me faisait le plus peur, c’était Sinatra, à cause de ses liens avec la mafia italo-américaine, mais j’avoue qu’être poursuivi par le pape, ça aurait eu de l’allure… »
Quelques jours après notre entretien, un musulman radicalisé tentait, à coups de couteau, d’assassiner Salman Rushdie. La presse chiite, qui le félicitait, qualifiait encore et toujours l’auteur des Versets sataniques d’« apostat ». Trente ans après la fatwa, Rushdie restait donc la bête noire de certains musulmans, tout comme, écrit Barnes, Julien était resté « une bête noire pour les protestants anglais », et ce, jusqu’au XVIIe siècle, soit quatorze siècles après sa mort.
Nous avons recontacté Julian Barnes. A l’époque de la fatwa, il avait apporté son soutien à Rushdie. Comment réagissait-il, cette fois-ci ? Il fit savoir qu’il voyageait en Irlande et regrettait de n’avoir « rien à dire ou à écrire à ce sujet-là ». Réflexion faite, il n’était peut-être pas utile d’ajouter quoi que ce soit après ce livre. Elizabeth Finch était là qui, d’une certaine manière, répondait pour lui.
1946 Julian Barnes naît à Leicester, au centre de l’Angleterre.
1964-1968 Il étudie les langues et la littérature à Oxford.
1984 Le Perroquet de Flaubert (Stock, prix Médicis essai 1986).
1991 Love, etc. (Denoël, prix Femina étranger 1992).
2011 Une fille, qui danse (Man Booker Prize, Mercure de France, 2013).
Une fascination pour Julien l’Apostat
« Elizabeth Finch », de Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 208 p., 19 €, numérique 14 € (en librairie le 1er septembre).
Elle incarne la femme barnésienne par excellence. Lettrée, indépendante, mystérieuse et un peu hors de son époque, Elizabeth Finch, la professeure de culture et civilisation qui donne son nom à ce nouveau roman, est l’une de ces enseignantes qu’on n’oublie pas. C’est à travers Neil qu’on la découvre : il a été son étudiant, ils sont restés en contact et, profondément marqué par sa personnalité, il lui a toujours voué une grande admiration amoureuse.
A sa mort, lorsqu’il hérite de ses carnets, il découvre un pan d’elle qu’il connaissait mal : sa fascination intellectuelle pour Julien dit l’Apostat, l’empereur romain qui, au IVe siècle, voulut renoncer au christianisme pour restaurer le paganisme des Anciens. Que faire de ces carnets ? Le frère d’Elizabeth voudrait que l’ancien étudiant s’en serve pour écrire sa biographie. Tandis qu’au fil de la lecture c’est simultanément dans celle de Julien que Neil – et le lecteur – s’enfonce peu à peu…
Après Montaigne, Goethe, Byron ou Ibsen, Julian Barnes se saisit de la figure de Julien, ce « déiste sceptique, épicurien et tolérant », et en fait un « puissant exemple antique pour le monde moderne ». Renouant avec l’un de ses thèmes favoris, il nous plonge aussi dans une subtile réflexion sur l’éternelle difficulté consistant à « connaître et comprendre » une existence.
En résulte un roman aux multiples ramifications, truffé de références littéraires et historiques, d’interprétations et de réinterprétations, de vraies intuitions et de fausses pistes, où la vie d’un Romain du IVe siècle semble souvent plus facile à saisir que celle d’une femme que l’on a aimée.
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