Par Alice Raybaud Publié le 30 août 2022
Nombre de jeunes perçus comme « non-Blancs » ont confié au « Monde » se heurter très régulièrement à une fétichisation ou un rejet dégradants, qui s’immiscent dans la séduction.
Christelle s’est décidée à désinstaller ses applications de rencontres. Jusque-là, quand la Parisienne de 26 ans les ouvrait et qu’elle entamait une conversation, elle n’y coupait pas. « Plus d’une fois sur deux », des messages racistes dès les premiers contacts. Parfois explicites ; souvent voilés derrière de pseudo-compliments, en réalité chargés de stéréotypes. « Il arrive qu’on me dise clairement “je ne veux pas dater [rencontrer] de Noire”, parce qu’on serait par exemple “trop agressives”, ou bien on me dit “je préfère les filles plus claires”. » Et puis il y a ceux qui déclarent ne vouloir rencontrer « que » des femmes noires, « et ce n’est pas beaucoup mieux », soupire Christelle, qui raconte comment le « match » des applications peut alors rapidement virer au sous-entendu sexuel, sans qu’elle n’ait rien demandé.
« Des mecs m’ont déjà dit, sans aucun contexte, “j’ai toujours rêvé de coucher avec une Noire, je sais que vous êtes des sauvages au lit”,déplore la jeune femme. Cette formule, on l’a toutes entendue. Cela revient très souvent. »
Lors de rendez-vous en face-à-face ou sur leur messagerie Tinder,nombre de jeunes perçus comme « non-Blancs » nous ont confié se heurter très régulièrement à ce type de stéréotypes dégradants qui s’immiscent dans la drague. Véritables « fléaux » pour les concernés, notamment à des âges où se construit la vie affective, des clichés et comportements racistes se déploient d’autant mieux dans les contextes de séduction qu’ils se cachent aisément sous le prétexte d’une simple « préférence » personnelle.
Sur les applications, les biais ethnoraciaux qui influencent les « swipe left » ou « swipe right » (glissement du pouce par lequel l’utilisateur sélectionne les profils qui l’intéressent ou écarte ceux qui ne lui plaisent pas) commencent à être bien documentés. Dans l’ouvrage The Dating Divide. Race and Desire in the Era of Online Romance (University of California Press, 2021), les chercheurs américains Celeste Vaughan Curington, Jennifer Lundquist et Ken-Hou Lin ont analysé une masse de données issues d’un grand site de rencontres. Ils montrent que si la drague en ligne présentait le potentiel d’élargir le champ des rencontres, son aspect impersonnel et anonyme amplifie en réalité les comportements et réflexes racistes.
« Fantasmes »
Leur enquête montre un net « avantage » des personnes blanches sur ce type de sites, beaucoup plus contactées – et ce quel que soit, en face, la couleur de peau des utilisateurs. Des groupes sont a contrario particulièrement rejetés. En premier lieu les femmes noires, fortement exclues de ce nouveau marché de l’amour. En 2014, une autre étude du site de rencontres américain OkCupid allait dans ce sens, révélant que les profils des femmes noires et des hommes asiatiques étaient presque systématiquement ignorés sur son application.
Damien (le prénom a été modifié), un trentenaire asiatique gay, s’est toujours senti hors des « critères de beauté standards », notamment ceux mis en valeur sur les applications qu’il utilise. « Quoi qu’il arrive, je me sens considéré comme une option. J’ai l’impression de me retrouver toujours tributaire de ces personnes qui disent “aimer les Asiatiques” : un objet de fantasmes très clichés », explique l’enseignant, qui raconte comment on l’aborde presque systématiquement en lui parlant des massages qu’il serait supposé mieux réaliser en raison de ses origines.
Les préférences et rejets s’affichent de manière décomplexée sur les applications : dans les « bio » des utilisateurs apparaissent régulièrement des mentions comme « No Asian », « Pas de Noirs », ou encore « Cherche femme noire ».
Dans The Dating Divide, les chercheurs relèvent des « termes raciaux très offensifs » en particulier sur les applications de rencontres gays comme Grindr, souvent à base de « métaphores culinaires » retrouvées aussi dans l’univers francophone : comme « rice queen », se référant aux personnes intéressées exclusivement par des Asiatiques.
« Déshumanisation »
Si elle ne procède pas d’un rejet raciste frontal, cette fétichisation n’en est pas moins problématique. Ce sont, en fait, les deux versants de la même pièce, estime Grace Ly, écrivaine et animatrice du podcast « Kiffe ta race ». « Le rejet et la fascination procèdent du même mécanisme, celui de l’altérisation, un “corps sauvage” sur lequel on peut projeter tous ses fantasmes. » C’est aussi une essentialisation : « Lorsqu’on nous dit “je vous connais très bien, j’ai déjà eu une copine asiatique”, cela revient à dire qu’on est toutes pareilles : tu en essaies une, tu les connais toutes », dénonce l’autrice d’origine asiatique.
Recevoir fréquemment de tels messages, au moment où se posent les premières bases de sa vie amoureuse et sexuelle, n’est pas sans impact. « Lorsqu’on est confronté à cette déshumanisation, puisqu’on vous aborde car vous êtes Asiatique et non parce que votre profil est intéressant, ou qu’au contraire on vous ignore pour cela – ce qui a longtemps été mon cas ado –, c’est très violent, affirme Grace Ly. A certains moments, on se demande : “et si les clichés avaient un fond de vérité ?” Cela nous renvoie une image de soi très réduite. »
« Le nombre de fois où on m’a dit “j’aime les femmes exotiques” ou appelée “tigresse sauvage” ! », s’exclame Hasna, une étudiante de 22 ans née de parents marocains. Dans les trois quarts des messages qu’elle reçoit sur les applications, les mêmes obsessions sur ses origines, ses cheveux très bruns ou sur la « pilosité supposée des Maghrébines ».
« En plein flirt, des gars m’ont sorti : “J’ai un faible pour les petites Arabes comme toi” », se souvient aussi Sabrina (le prénom a été modifié). Un garçon a même justifié son impulsivité par le fait qu’il sentait qu’elle avait « le sang chaud d’une Arabe ». « Avoir grandi en France, reçu son éducation, pour n’être vue que comme la petite Arabe par tous les gars que je fréquente, c’est comme si ma personne n’existait pas. »
Hypersexualisation
Sur Instagram, deux comptes ont émergé pour dénoncer ces propos racistes et fétichisants omniprésents sur les applications de rencontres : « Personnes Racisées Vs Grindr »(@pracisees_vs_grindr) et « Femmes noires Vs Dating apps »(@femmesnoiresvs_datingapps). Ils compilent des témoignages, captures d’écran à l’appui : « Enfin une belle renoi lol », « j’adore tout ce qui est tropical », « le grain de riz est mignon »…
Mais ces comportements ne s’arrêtent pas au monde virtuel. Des anecdotes sur des rencontres en chair et en os, Christelle n’en manque pas. Comme ce rendez-vous, en 2021, au cours duquel l’homme commence par lui dire qu’elle sent « super bon », étonné – « d’habitude vous sentez plutôt mauvais ». « Puis, il s’est mis à se plaindre de celles qui le prennent mal quand il dit être “content de coucher avec elles car elles sont Noires”. Comme si c’était une expérience avec une autre espèce, s’exaspère Christelle, qui a alors tenté de lui expliquer. Il m’a rétorqué que je devrais le prendre “comme un compliment”, qu’on a “quelque chose de spécial à offrir aux Blancs”, et que moi, par exemple, j’étais “le fantasme idéal” avec mes “fesses de Noire sur un corps mince de Blanche”. »
Pour les femmes en particulier, les clichés se doublent de cette hypersexualisation, souvent très dégradante. « C’est la double peine puisque le racisme en contexte de drague s’articule avec un sexisme très prononcé, analyse Grace Ly. On reçoit régulièrement des remarques sexuelles très directes : pour les Asiatiques, autour de notre vagin supposément “plus serré” par exemple. » Les films mainstream véhiculent cette image très sexualisée des femmes non Blanches, note-t-elle, avec des femmes asiatiques très souvent dans des rôles de prostituée ou de geisha.
Héritage colonial
Avant d’être en couple, lorsqu’elle naviguait sur Tinder ou faisait des rencontres au cours d’une soirée, Hélène, née en France de parents vietnamiens, s’appliquait à débusquer tout signe d’une « yellow fever » : un terme qui désigne cette fascination pour les Asiatiques, les reléguant au rang d’objet sexuel ou de trophée.
« En tant que femme d’origine asiatique, on sait qu’on va forcément y avoir affaire, raconte la cheffe de projet de 29 ans. C’est une fétichisation avec une recherche très explicite : celle du cliché de l’Asiatique docile, douce et soumise au lit. » La connotation est directement sexuelle. Ainsi lui a-t-on demandé : « Est-ce que t’es poilue en bas comme les Japonaises ? » ou « Est-ce que tu cries comme dans les pornos japonais ? »
Ce type de propos est le fruit d’un imaginaire qui puise aussi ses racines dans un certain héritage colonial. « L’expansion coloniale a banalisé les violences à l’encontre des personnes non blanches : la prostitution coloniale, les filles de bar, considérées par les institutions comme un mal nécessaire, explique Grace Ly. Tout un ensemble d’affiches, des cartes postales représentant des personnes lascives, érotisées, voire animalisées, circulent : une imagerie alimentée par les artistes et l’Etat lui-même avec ses “zoos humains”… Les femmes colonisées ont été des territoires à piller et cela perdure dans notre imaginaire. »
Christelle explique tenter, comme Hélène, de déceler au préalable si elle va tomber ou non sur une personne au comportement problématique. « Au début de la conversation, j’essaie de poser des questions stratégiques pour tâter le terrain. Cela demande énormément d’énergie et abîme l’estime de soi », confie-t-elle. Face à ces nuées de propos discriminants, la jeune femme désespère de trouver quelqu’un qui la considère « pour sa propre valeur ». « On est nombreuses à faire des compromis sur ce sujet. Cela pèse beaucoup. »
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