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mercredi 31 août 2022

Christelle Taraud : « Les hommes qui tuent leur compagne ont grandi dans un système patriarcal qui les privilégie »

Propos recueillis par   Publié le 31 août 2022

L’historienne et spécialiste des questions de genre et de sexualité dans les espaces coloniaux retrace l’histoire des féminicides, et explore les différentes facettes du patriarcat dans le monde.

Christelle Taraud.

Raconter les multiples visages, sur les cinq continents, de la suprématie du masculin sur le féminin depuis le néolithique : tel est le – vaste – projet de Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte, 928 pages, 39 euros, à paraître le 8 septembre), un ouvrage dirigé par Christelle Taraud. Spécialiste des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial, cette historienne enseigne dans les programmes parisiens des universités Columbia et de New York, et est membre associée du Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris-I, Paris-IV). Autrice de La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962) (Payot, 2003), elle a codirigé Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018).

Le titre de l’ouvrage que vous avez dirigé emploie un mot qui s’est imposé dans le débat public il y a une dizaine d’années, « féminicide ». Quelle est la généalogie intellectuelle et politique de ce terme ?

Son histoire commence à la fin des années 1970. Une sociologue féministe sud-africaine, Diana E. H. Russell, prend alors conscience que les meurtres de femmes commis dans le cadre privé sont noyés dans une catégorie plus générale – celle des homicides. Pour désigner le fait d’assassiner une femme parce qu’elle est une femme, elle invente donc un néologisme, le « fémicide », qui désigne le « meurtre à mobile misogyne… motivé par la haine, le mépris, le plaisir ou le sentiment d’appropriation des femmes ».

Le second moment intervient dans les années 1990, au Mexique, lors de l’exhumation de milliers de corps de femmes enfouis dans des fosses communes – plus de 1 000 dans la seule ville de Ciudad Juárez. La chercheuse mexicaine Marcela Lagarde estime que le concept de « fémicide » n’est pas pertinent : ces assassinats ne constituent pas des meurtres de l’intimité mais des crimes de masse destinés à provoquer l’effroi et la terreur chez les femmes – les victimes, comme pendant les chasses aux « sorcières » du XVIIe siècle, sont torturées, violées, mutilées, démembrées et parfois brûlées. Pour désigner ces crimes qui visent non une personne mais un genre et une identité, elle forge le terme de « féminicide ».

La troisième phase commence dans les années 2000. Les chercheuses et les militantes féministes prennent conscience que pour comprendre les crimes « de propriétaires » que sont les féminicides conjugaux, il faut s’intéresser au continuum des violences faites aux femmes, des plus banales aux plus brutales, des plus physiques aux plus symboliques – le viol, le harcèlement de rue, mais aussi le diktat des normes corporelles ou la publicité sexiste, parmi de nombreux autres exemples. Les hommes qui tuent leur compagne ne sont pas des aberrations ou des monstres : ils ont simplement grandi dans un système patriarcal qui les privilégie.

Ce livre montre que la suprématie du masculin commence dès la préhistoire. Comment se construit-elle ?

Depuis le XIXᵉ siècle, en Europe en particulier, l’histoire de l’humanité s’est écrite au masculin, mais, dans les années 1970, des archéologues et des anthropologues femmes ont retravaillé ces questions. Leurs recherches montrent que la suprématie masculine apparaît au néolithique, à l’époque de la sédentarisation des groupes et de la domestication des plantes et des animaux. Aux temps préhistoriques puis protohistoriques se constituent ainsi des sociétés hiérarchiques fondées sur le principe d’un partage entre les hommes et les femmes – aux hommes le pouvoir, la chasse et la guerre, la religion et l’art, aux femmes le foyer, la reproduction et la maternité.

Cette hiérarchie s’inscrit peu à peu dans les structures sociales – mais aussi dans les corps ! Les squelettes des hommes et des femmes de la préhistoire, en particulier chez Neandertal et les premiers sapiens, font quasiment la même taille, mais, au fil des millénaires, les hommes deviennent plus grands, plus forts et plus musclés. Pour expliquer cette évolution, l’anthropologue Priscille Touraille affirme, dans une thèse discutée mais argumentée, que les femmes du paléolithique et du néolithique ont sans doute été privées d’alimentation carnée, ce qui a accentué, sur le très long terme, le dimorphisme sexuel.

Se développent ensuite, jusqu’à la fin du Moyen Age, dans le monde entier, des systèmes patriarcaux de basse intensité qui reconnaissent aux femmes des compétences, tout en instaurant des inégalités pérennes. C’est ce que l’anthropologue argentine Rita Laura Segato appelle la « matrice duale ». A partir de la Renaissance, l’Europe bascule cependant dans des patriarcats de forte intensité : fondés sur une « matrice binaire », ils établissent une franche opposition entre le masculin et le féminin, et délégitiment tout ce qui est associé aux femmes.


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