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jeudi 7 juillet 2022

Violences sexuelles Inceste: le «syndrome d’aliénation parentale», travail de sape de la parole des mères

par Marion Dubreuil  publié le 5 juillet 2022 

Ne reposant sur aucune base scientifique, le syndrome est souvent invoqué pour discréditer les mères, accusées d’instrumentaliser leurs enfants qu’elles tentent de protéger de leur père violent. La commission sur l’inceste, la Ciivise, s’en alarme. 

«Quand je l’ai quitté en juillet 2018, il a commencé à me suivre au travail, à m’inonder d’appels et de SMS, raconte Karine (1), originaire de la région Centre-Val de Loire. J’ai mis ça sur le compte de la séparation.» Karine passe l’éponge, elle veut «arrondir les angles pour les enfants», les deux filles âgées de 3 ans et 18 mois dont elle et son ex-conjoint partagent la garde. Un soir d’octobre 2018, Fanny (1), l’aînée, se recroqueville sous la douche et dit à sa mère : «Papa me donne des tapes sur le “zouzou”» en mimant le geste de taper son sexe. Dès le lendemain, Karine dépose plainte pour atteinte sexuelle. Lors de son audition face à trois gendarmes, la petite fille pleure et hurle «non» dès qu’on lui pose une question, puis se réfugie sous la table et murmure «peur». Le père, convoqué en audition libre, admet qu’il donne des fessées à sa fille quand elle fait «une grosse crise». Fanny a dû confondre les fesses et le sexe, avance-t-il. L’homme «soupçonne son ex-conjointe d’avoir monté cette histoire pour obtenir seule la garde des enfants». Sept mois plus tard, l’enquête est classée sans suite faute de preuves, comme 70% des plaintes pour violences sexuelles sur mineurs.

En septembre 2019, le juge aux affaires familiales tranche pour la première fois sur la garde des enfants : il concède un droit de visite en journée au père pour Fanny et une garde partagée pour sa petite sœur Sarah (1). Jusqu’au mois de janvier 2020, où Sarah se plaint de fortes douleurs à la vulve. Un médecin urgentiste constate un œdème et des rougeurs sur le sexe de la petite fille de 2 ans et demi. Karine dépose une deuxième plainte pour atteinte sexuelle. Lors de son audition, le père accuse son ex-conjointe : «Elle manipule mes filles.» Il mentionne un article sur l’aliénation parentale consulté sur Internet : «C’est exactement ce que je vis.»

«Le procès d’Outreau, un terreau favorable»

Le syndrome d’aliénation parentale (SAP) a été théorisé par le psychiatre américain Richard Gardner en 1985 comme «un trouble de l’enfance qui survient dans le contexte de conflits relatifs à la résidence des enfants. Sa première manifestation est la campagne de dénigrement injustifiée menée par l’enfant contre un parent» après un «lavage de cerveau». D’après lui, 90% des mères sont aliénantes dans les divorces conflictuels, et lorsqu’il y a des allégations d’inceste, elles seraient alors fausses.

«Le procès d’Outreau et la remise en question de la parole des enfants a été un terreau favorable pour l’émergence du SAP en France dans les années 2000», déplore Marie Grimaud, avocate spécialisée dans la protection de l’enfance. Le psychiatre Paul Bensussan, expert judiciaire cité par la défense au procès d’Outreau de 2004, assure depuis vingt ans la promotion de l’aliénation parentale. C’est lui qui a expertisé Virginie (1) en décembre 2013. Cette mère qui réside en région parisienne avait déposé plainte pour viols et agressions sexuelles incestueux sur sa fille Camille (1), 3 ans, dont le comportement avait brusquement changé : «Dans le bain, elle positionnait la tête d’un jouet dans l’entrejambe de l’autre. Elle disait avoir la bouche sale et évoquait un secret avec son papa.» Une enquête pénale est ouverte. Dans son rapport d’expertise, queLibération a consulté, Paul Bensussan conclut, sans avoir rencontré la petite fille : «Camille a une représentation anxiogène de la figure paternelle : ce qui est bien sûr compatible avec l’hypothèse d’un abus sexuel mais tout aussi compatible avec celle d’un abus fantasmé, dont sa mère n’est évidemment pas en mesure de la protéger, puisqu’elle est elle-même très envahie par une conviction proche d’une certitude inébranlable.»

Le SAP, «controversé et non reconnu»

«Les accusations d’aliénation parentale sont un moyen d’isoler, contrôler et contraindre le parent protecteur et l’enfant», estime Andreea Gruev-Vintila, docteure en psychologie sociale, spécialiste du contrôle coercitif. En 2018, le ministère de la Justice émet une note interne pour informer du caractère «controversé et non reconnu» du SAP. Ce syndrome n’a pas de fondement scientifique, il n’a d’ailleurs jamais été inscrit dans le registre américain des troubles mentaux qui fait référence. Paul Bensussan est aujourd’hui visé par une plainte collective au civil et devant le conseil de l’ordre portée par quatre structures spécialisées dans la lutte contre les violences sexuelles et la protection de l’enfance. Révélée par Mediapart et également consultée par Libération, cette plainte demande des sanctions disciplinaires à son égard et son retrait de la liste des experts près la cour d’appel de Versailles dans des dossiers de violences sur mineurs. Contacté par Libération, Paul Bensussan n’a pas souhaité s’exprimer, «préférant réserver ses réponses aux juridictions compétentes». Le 23 juin, l’audience de conciliation devant le conseil de l’ordre des médecins des Yvelines a échoué, et la plainte transmise à la chambre disciplinaire de l’ordre d’Ile-de-France. «Paul Bensussan se range du côté des pères, regrette Laurent Layet, président de la Compagnie nationale des experts psychiatres près les cours d’appel. Ce n’est pas la place d’un expert dont le rôle est d’éclairer une procédure.»

Paul Bensussan n’est pas le seul professionnel convaincu par l’aliénation parentale. Le SAP a imprégné durablement les pratiques de la chaîne judiciaire. «C’était un outil commode», admet Jean-Michel Permingeat, membre du comité directeur de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille. A la retraite depuis deux ans, il a exercé pendant trois décennies comme juge des enfants et juge aux affaires familiales : «Le SAP permettait de catégoriser les comportements d’un parent cherchant à faire obstacle entre les relations d’un enfant et l’autre parent.»

«Quand il est associé à une plainte du père pour non-représentation d’enfant et à un classement sans suite pour violences, le syndrome d’aliénation parentale contribue à acter le transfert de garde vers l’agresseur», analyse le docteur en sociologie Pierre-Guillaume Prigent, qui a mené avec la chercheuse Gwénola Sueur des entretiens auprès de vingt femmes accusées d’aliénation parentale. C’est ce qui est arrivé à Virginie. Le 25 février 2014, elle perd la garde de sa fille au profit du père, moins d’un an après sa plainte. Entre-temps, l’enquête pour viols est classée sans suite et Virginie condamnée deux fois pour non-représentation d’enfant. Sur les 702 condamnations prononcées à ce sujet en 2018, 80% concernaient des femmes. La juge aux affaires familiales a reproché à Virginie d’avoir une «attitude intransigeante» et de «refuser même l’hypothèse d’une mauvaise interprétation de sa part». Camille a été remise à son père dans un commissariat, et Virginie a dû se contenter de visites sous la surveillance d’un psychologue.

C’est la menace qui pèse aujourd’hui sur Karine. Depuis trois ans, elle refuse de remettre ses filles à leur père, qui a déposé 45 plaintes pour non-représentation d’enfant. Lui a toujours été entendu libre sur les allégations d’inceste le visant ; elle a déjà fait trois gardes à vue. Le 30 mai, Karine a été jugée pour non-représentation d’enfant au tribunal correctionnel du Mans. Rapidement, le juge met en doute les allégations d’inceste, «le discours presque robotique» de ses deux filles. «Des rougeurs sur le sexe, ça arrive fréquemment chez les enfants», affirme le magistrat, qui interroge Karine sur l’inceste qu’elle aurait elle-même subi. Le juge reprend les allégations de son ex-conjoint à ce sujet, que Karine conteste pourtant. Selon lui, elle chercherait à obtenir justice par procuration à travers ses filles. «Le SAP colle véritablement à ce dossier, plaide Me Aouatef Braber, avocate du père. Madame se sert de ses enfants pour faire du mal.»Karine a finalement été condamnée, le 22 juin, à dix mois de prison avec sursis probatoire et injonction de soins pendant deux ans ainsi que 2000 euros de dommages et intérêts. Elle a immédiatement fait appel.

Culture de la protection

La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a recueilli plus de 300 témoignages de «mères en lutte» s’affirmant en situation de déni de justice et demandant la mise en place d’une culture de la protection. Dans un avis d’octobre, la Ciivise préconise de suspendre l’autorité parentale et les droits de visite du parent poursuivi pour inceste, mais aussi de suspendre les poursuites pénales pour non-représentation d’enfant contre l’autre parent.

Un mois plus tard, le Premier ministre a pris un décret qui demande aux magistrats de vérifier les allégations de violences sur mineur quand un parent est poursuivi pour non-représentation d’enfant et de faire appliquer l’état de nécessité, c’est-à-dire reconnaître qu’un parent était obligé d’enfreindre la loi pour protéger son enfant. Ce décret est en vigueur depuis le 1er février mais il est difficile d’en mesurer l’impact.

En attendant, le SAP est une étiquette qui colle à la peau. Cela fait huit ans que Virginie n’a pas le droit de voir sa fille Camille seule. Il y a deux ans, elle a cessé de jouer le jeu judiciaire des visites en présence d’un tiers. «J’ai dit à ma fille “je refuse de te voir sous surveillance alors que je ne suis pas dangereuse. Ma porte t’est ouverte, elle le sera toujours”. Les décisions que je prends aujourd’hui sont importantes pour sa construction demain.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.


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